vendredi 5 mars 2010

5. Trop tard (Nouvelle)

Le vieux monsieur achève son nœud de cravate devant le miroir. Sous la chemise, son cœur est froid, comme coulé sous une fine chape de plomb. Il s'est levé avec la tristesse, et se demande maintenant si elle le quittera un jour. La matinée s'est écoulée sans un bruit, avec juste l'assaut régulier des souvenirs. Il a le sentiment d'être poursuivi par les ombres, et se laisse aller à leur ouvrir la porte. Suivant le rythme tranquille du vieil homme qui se prépare, des images traversent son esprit ; il est aspiré vers le passé, et à chaque fois tout son ventre se noue dans un crissement sec, le même que quand on marche dans la neige gelée. Il revoit la porte du lycée, ressent l'attente et le serrement de sa poitrine quand elle apparaissait, le cherchait du regard puis sautillait vers lui avec son sourire fier et ses grands yeux pleins d'éclats. Des éclats de sa lumière intérieure, de sa folie aussi, et de son désir pour lui. Il perçoit encore la chaleur enivrante de ses lèvres sur sa peau, se souvient de leurs baisers fébriles, de leurs étreintes fougueuses et maladroites. Il la voit soudain comme  un tableau de Picasso, morceaux de femme mal imbriqués, collés dans n'importe quel sens, mais qui donnent à l'ensemble une certaine justesse. A l'époque déjà rien n'était simple. Beaucoup trop de désirs, trop de gens à découvrir autour d'eux : il leur aurait fallu une île déserte... Réécrire les Liaisons dangereuses quand on a 17 ans, ce n'était pas la meilleure façon de bâtir une histoire solide. Sans doute. Mais ils étaient si jeunes que leur amour n'a pas pu patienter. Et voilà, malgré des vies très éloignées, ils ne se sont jamais vraiment abandonnés. Même durant les années où elle avait quitté le pays. Même durant les années où ils ont été mariés, chacun, à des êtres si différents. Bien sûr, ils ont construit, chacun de leur côté, des vies plutôt bien remplies, authentiques, avec assez d'amour partagé pour accueillir des enfants. Et à chaque fois qu'ils se sont croisés, forçant la main au hasard, ils ont compris qu'ils ne cesseraient jamais vraiment d'être ensemble.

De nouveau il est assailli par les images. Se souvient de leurs premières retrouvailles... Odéon, en pleine nuit. Elle avance d'un pas rapide sur le trottoir. Débouchant d'un porche, il se précipite sur elle, l'enlace, et pendant qu'elle dit dans un souffle « tu m'as fait peur ! », il se concentre sur la violente émotion que lui procure son odeur, qu'il n'a pas oubliée depuis 10 ans.

Puis des nuits passées à s'emplir l'un de l'autre, à faire des réserves d'odeurs, de douceur de peau, de regards langoureux. Indispensables provisions de sensualité parce que jamais ils ne savaient quel serait leur prochain rendez-vous, ni même s'il y en aurait un. Et puis la fois suivante, une fois encore, il se noyait dans son regard pur, partageant avec elle tout ce qu'il ne partageait avec personne d'autre.

Mais ce matin, le vieux monsieur est plein d'amertume. Le goût des regrets est âcre dans sa bouche, et pèse lourd sur son cœur éreinté. Il a le sentiment d'être passé à côté de l'essentiel, d'avoir raté son passage sur terre. Il sait qu'il est bien trop tard pour revenir en arrière et que même ce désespoir est vain. Mais rien à faire : la sensation d'avoir la poitrine dans un étau est bien pire que désagréable. Il cherche une issue à sa solitude toute neuve.

Non, il va pourtant falloir faire face. Se rendre à ce dernier rendez-vous, inéluctablement manqué. 

Il se coiffe et s'aperçoit qu'il tremble. Quoi ! Lui, le grand psychanalyste parisien, ne parvient pas à faire face à la douleur ? La seule issue, c'est l'extériorité : son métier, ses patients, les situations dans lesquelles il a pensé réussir, ou simplement exercé son métier de son mieux. Mais voilà qu'il se méprise, aussi, de devoir s'appliquer d'idiotes statégies de développement personnel parce qu'il est simplement triste. Enfin, peu importe le mépris, peu importe le désespoir et les noeuds à l'estomac ; le voilà qui repasse, comme un chapelet rassurant, la litanie de ses derniers patients : le jeune libraire qui voyait sa jolie compagne transformée en okapi, le quadragénaire solitaire et tellement pétri de littérature qu'il écoutait parler les mannequins des grands magasins, et cette femme qui perdait pied et se livrait au premier venu pour se prouver son existence tangible.

Enfin voilà. Grace à eux, il aura au moins réussi à sortir de son appartement. La porte se referme derrière lui avec un bruit mat, comme si c'était la dernière fois. Il descend les escaliers d'un pas lourd. Le coeur lourd. Silence de plomb. Ciel de plomb au dessus du 15ème arrondissement. Il monte dans le taxi juste avant les premières gouttes de pluie. Lourdes, plombées, elles aussi. Evidemment.

Le taxi entre dans la commune de Villetaneuse. « Déposez-moi à la porte du cimetière » Le vieil homme franchi péniblement les grilles, voûté, le teint gris. Il sent son sang glacial couler dans ses veines. S'approche d'un petit groupe de personnes rassemblées autour d'un trou. Un trou dans la terre. Quelle drôle d'idée de devoir y mettre ceux qu'on aime !

Autour du trou, béant et boueux, il distingue maintenant les visages : plusieurs jeunes garçons d'une douzaine d'années, le teint olivâtre et les yeux brillants. Plusieurs têtes chenues, également. Sans doute les derniers à connaître Marie-Thérèse. Quelques policiers à la mine sombre, qui piétinent dans la terre collante. Un jeune homme noir de peau, sans doute très souriant d'habitude, mais qui regarde le cercueil d'un air abasourdi. Et ce grand garçon dégingandé, dont les mains triturent sa casquette en tremblant, pendant que ses yeux fixent le fond de la tombe.

Cinq ans. Cinq années qu'il était sans nouvelles de sa complice, de son amante éternelle. C'était toujours elle qui prenait l'initiative de leurs retrouvailles. Elle, mouvante et fluctuante, alors qu'il est resté sur place, immobile, passif et patient. Cinquante-sept années de sa vie à attendre qu'elle lui fasse signe. Tous les cinq ou dix ans, environ, elle refaisait une apparition sur le devant de sa scène à lui, chaque fois comme un dernier rappel, et ils en profitaient tous deux au mieux. Et c'est aujourd'hui qu'il se demande pourquoi il n'a jamais pensé à la rechercher, jamais pris l'initiative de la retrouver, pour l'emporter sur une île, comme un trésor qu'on dissimule aux regards jaloux du reste du monde. Comme si le fait de toujours se rendre disponible quand elle débarquait dans sa vie avait pu la rendre heureuse... Il a honte de se trouver lâche pour la première fois. Honte d'avoir été lâche, ou honte de s'en rendre compte au cimetière ? Il a mal, aussi. Se tourne vers les autres tombes, couvertes de fleurs et de plaques commémoratives. Soudain il comprend l'expression « regrets éternels » et réalise qu'il ne risque pas de retrouver le goût du bonheur. Faut-il en finir ?

A l'approche d'un homme de haute taille, les cheveux gris, la peau rose et le regard franc, le vieil homme remonte à la surface.
« Bonjour, vous êtes Gustave, je suppose ? »
L'homme lui tend une main ferme qu'il saisit, balbutiant un « oui » gêné. Qui est cet homme ? Quels sont ses rapports avec la femme qu'il aimait ? Que sait-il du psychanalyste ?
« Je ne sais grand-chose de vous, mais Marie-Thérèse nous avait demandé de vous contacter si jamais elle se trouvait soufrante ou mal en point. Alors, quand elle est décédée... On vous a appellé. »
« Merci. Merci bien. »

Forcément. Ça devait finir comme ça. C'était le risque à prendre pour ne pas s'impliquer d'avantage dans une histoire qui aurait seulement pu s'épanouir et finir bien... Le prix à payer pour rester là, inutile, à attendre qu'elle reparaisse, inssaisissable, plus rapide à disparaître qu'un torrent de montagne. Il est soudain curieux de ce qu'il advient du torrent, dans la vallée. Il aimerait savoir par où elle est passée avant d'en arriver là. A t-elle souffert ? Quelle relation entretenait-elle avec ces gens ? Avec ce petit garçon qu'il n'avait pas vu tout à l'heure et qui ravale ses sanglots pendant que le cercueil descend au fond du trou ?
Mais non. Il est seul désormais, et ses questions resteront sans réponses. Il est trop tard pour agir. A quoi bon mener l'enquête sur la vie de Marie-Thérèse, maintenant qu'elle est morte ? Alors qu'il n'a pas vraiment cherché à en savoir plus pendant toutes ces années, durant lesquelles il ne la voyait pas mais restait sûr de son amour. Et pourquoi était-il si sûr de leur amour mutuel ? Sous le ciel gris de ce cimetière de banlieue, Gustave perd pied. Réalise que le grand amour qu'il croyait donner sens à sa vie n'était peut-être qu'une chimère. Que la femme qu'il prétendait aimer est morte sans lui, seule ou entourée d'inconnus, qu'elle n'a même pas fait appel à lui, et qu'il ne lui a même pas proposé de vieillir ensemble. Comment n'a t-il pas vu la mort venir ?

La lumière s'en va, fait basculer le cimetière entier dans l'ombre. Pendant qu'on jette de la terre sur le cercueil, Gustave fait demi-tour, franchit les grilles d'un pas décidé, rejoint l'avenue quasiment au pas de course, et traverse juste devant un bus qui roule vite.





6 commentaires:

  1. vachement bien, en vrai!

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  2. vachement bien, en vrai...

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  3. C'est bien gentil tout ça :-) Mais t'es qui toi ?

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  4. J'avais pas vu qu'on pouvait laisser son nom...

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  5. Merci Robin ! T'inquiète, c'est moi qui suis malpolie... Ça se fait pas trop d'agresser les gens pour connaître leur identité :-) Bref, faut que j'assume !
    En tout cas merci d'avoir lu. A+

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