samedi 20 mars 2010

2. Histoire de l'Okapi (Nouvelle)

Je m'éveillai en sueur.

Chiara n'était pas là. A sa place, un okapi occupait la plus grande partie du lit.

Sa présence sous la couette expliquait cette chaleur. Alors que je me resserrais d'un côté du lit pour m'éloigner de l'animal, le réveil se mit à tintinnabuler (encore une des lubies de Chiara pour tenter de rendre nos réveils moins atroces ; on buvait beaucoup ces derniers temps) et je sursautai, alors que je n'avais pas encore pris conscience de la tension qui m'habitait depuis que je m'étais réveillé avec cette bête à côté de moi. Le réveil sonnait, donc. Réveillant l'animal.

Il commença par s'ébrouer délicatement, les muscles cachés sous la peau de son ventre tressautant discrètement, secouant toute sa panse, comme chez un cheval nerveux. La mélodie matinale ne devait pas lui plaire. Alors que j'esquissai un mouvement vers le tintinnabulateur fou pour l'éteindre et éviter qu'il ne dérange mon nouveau voisin de lit, celui-ci s'agita soudain plus furieusement, soufflant des deux naseaux jusqu'à se retrouver à quatre pattes, hors du lit.

Je restais immobile, sur mon lit, sans savoir quoi faire, respirant le plus doucement possible comme si j'avais peur de déranger, et toisant la bestiole de haut en bas.

C'est alors que l'okapi posa sur moi son doux regard.

Immédiatement, l'image fugace du visage de Chiara me traversa. Ses grands yeux aux courbes pleines, ses longs cils qui lui donnaient un charme bovin indéniable et tellement sensuel. Je compris.

A force d'abuser de mélanges fallacieux, ma compagne avait fini par se transformer en okapi.

On pourrait croire, et je l'ai cru, que je raconte là le énième cauchemar d'un énergumène mal embouché, ou plutôt mal débouché, qui a de la peine à s'extirper d'un univers intérieur pourtant pas très reluisant. Mais non !

Ainsi, quand j'eus réussi à quitter mon lit sans troubler outre mesure l'animal, je fis une série d'exercices visant à me prouver que j'étais bien dans l'onirique, et pas dans le réel : me regardai dans le miroir, me frottai des yeux, m'étirai, etc, etc.
Mais rien n'allait aussi vite que dans un rêve. Tout s'enchaînait à un rythme qui me faisait cruellement penser à celui de la vraie vie. Quand l'okapi vint frotter son museau contre l'arrière de ma cuisse, je compris qu'il était temps de renoncer à fuir, et de ne plus chercher à replonger dans la reposante vérité du sommeil.

Mais comment diable était-ce possible ? (diable ne fait pas partie de mon vocabulaire habituel, mais dans pareil cas, ça me semble tout à fait justifié de l'employer) qu'une compagne aussi charmante et agréable que Chiara se métamorphose en okapi au petit matin ! Qu'une jolie fille m'apparaisse désormais sous la forme d'un animal aussi étrange que rare. Il allait quand même falloir faire quelques vérifications -d'usage dans ces cas là- concernant le contenu de la réalité extérieure. Peut-être une bonne moitié de la population mondiale s'était-elle transformée pendant la nuit en bête sauvage ? La rue devait être pleine de félins, rhinocéros et autres dragons de Komodo.
D'un regard par la fenêtre, je compris qu'il ne fallait pas espérer ouvrir un forum « mon conjoint ou ma conjointe s'est métamorphosé en animal, comment continuer à vivre heureux ? ». Enfin, je pouvais toujours l'ouvrir pour le fun ou pour me faire de nouveaux copains, mais je ne devais pas chercher de solidarité chez mes voisins de pallier.

Tiré de me rêveries par un bruit de gouttière annonçant un sérieux dégât des eaux, je courus chercher quelques serpillères pour absorber l'urine de mon hôte.
L'animal était calme, si bien que j'osai m'approcher, d'abord pour essuyer entre ses jambes -sacrés sabots ! notai-je au passage- puis pour le regarder de près. Belle bête, l'okapi. Aucun zoo ne m'avais jamais permis d'en voir de si près.

Wikipédia m'apprit un peu plus tard que l’okapi se nourrit de feuilles, de divers végétaux (dont certains toxiques pour l’homme), de bourgeons, de fruits, de champignons et de fougères. Il a une langue et des lèvres préhensiles. C'est un animal solitaire et discret qui ne fréquente ses pairs qu’au moment de la reproduction. Sédentaire, il marque son  territoire par des dépôts d’urine et des sécrétions issues de glandes situées entre ses doigts. Son principal prédateur est le léopard.
Enfin, ce n'était pas exactement le moment de se passionner pour la zoologie. Il fallait que j'aille bosser, moi. Vu l'heure, je n'avais plus tellement d'autre choix que d'enfiler un jean, et de courir à la librairie, où j'arriverais avec un peu de chance en même temps que les premiers clients.

Je partis donc en claquant la porte, non sans avoir salué la bête, et en espérant au fond de moi qu'une journée loin de cet endroit où la vie prenait une drôle de tournure pousserait les choses à rentrer dans leur ordre.
Dans le métro, je ne pus me rendormir comme d'habitude. A la station Danube, je me demandai soudain comment finissait La Métamorphose, de Kafka. J'avais lu ce bouquin, il devait être quelque part chez moi dans mes empilades de poches. Mais impossible de me souvenir comment le pauvre héros s'en tirait en fin de compte.

J'étais extrêmement nerveux en arrivant au travail.

Heureusement, c'était un jeudi calme, qui se déroula sans heurt ni tourmente. Ma nouvelle collègue était sympa : blonde avec de gros seins, un peu collante, elle était plus gaie qu'un pinson euphorique et parlait sans cesse, ce qui fait que j'avais du mal à me concentrer, et sur le taf, et sur mes nouveaux « petits soucis personnels » selon l'expression dont j'avais fait usage pour la première fois de ma vie quand le patron m'avait demandé une explication sur mon air renfrogné et mon presque retard. Bref, une grande première, ce jeudi.

Après cette journée maussade, je rentrais donc à la maison. Personne ne m'avait demandé de nouvelles de Chiara, sa mère n'avait même pas appelé pour savoir si le portable de sa fille était toujours déchargé ou perdu. Coup de bol, car entre ses sœurs et sa mère, il s'en trouvait habituellement toujours une pour en avoir perdu une autre. A propos de portable, j'imaginais durant le trajet retour ce que j'aurais pu raconter sur l'annonce d'accueil de ma « copine » (ces derniers mois, elle commençait à détester que je la nomme comme ça) : « bonjour, (voix suave) vous êtes bien sur le portable de Chiara, mais je ne peux pas vous répondre, je suis transformée en okapi pour le moment. Laissez moi un message, et je vous rappellerai dès que possible... ». A force de rêvasser, j'arrivai un peu détendu à la maison, croyant retrouver ma chère et tendre qui se serait mise sur son trente et un pour me faire une surprise « puisque je ne lui en fais jamais »...

Mais l'animal était toujours là. D'abord, l'odeur me prit à la gorge pendant que la clé tournait dans la serrure, et j'eus furieusement envie de me cacher sous le paillasson tant c'était ignoble. Les voisins allaient penser qu'on élevait des rats musqués pour le CNRS.
En entrant, je tombais nez à nez avec la bête, qui me fixait de ses grands yeux immuables en mâchouillant un panier en paille, labellisé « commerce équitable », appartenant à Chiara. En fait, la réincarnation ne laissait pas de beaux restes, si, à peine okapisée elle mangeait déjà son sac à main préféré...

Puis, de découvertes en découvertes, retirant progressivement, au fur et à mesure que je m'habituais à l'odeur, le torchon que je m'étais collé sous le nez en entrant,  je fis le tour de l'appartement. Le ficus -feu le ficus- lui avait bien plu, et le sol était presque entièrement recouvert de crottin et d'urine. J'imaginais la gueule du proprio le jour de l'état des lieux.

Après quelques heures de ménage, qui me permirent en outre de découvrir des coins et recoins dont j'avais oublié l'existence et n'avais jamais imaginé la crasse, je laissai la bestiole pour aller chercher des salades à Franprix. Sous le regard étonné de la caissière, je déposai 8 belles salades vertes sur le tapis roulant. Je passai aussi chez Truffaut, où j'achetai pour une petite fortune diverses fougères exotiques et autres plantes okapiesques.

De retour à la maison, nouveaux haut-le-cœur, nouveaux regards langoureux... Elle devait en avoir marre de se tenir là, la tête quasi au plafond, et de piétiner la moquette merdeuse de mon 35m2.
- En même temps, je me vois mal t'emmener boire un verre, tu comprends ?

Si la situation perdurait, il me faudrait trouver une solution pour les crottes. Une litière pour Okapi ? J'aurais l'air malin dans une animalerie.

- Bon, trêve de rigolade : à table, ma toute belle !

Alors que je sortais les salades sur l'évier pour les rincer, ma compagne s'approcha prestement, et, sortant une très longue langue noire (elle devait bien mesurer 40cm de long !), m'arracha les premières feuilles de salade déballées. J'ouvris les sachets un à un et la laissai s'affairer sur le plan de travail -tant pis pour les pesticides ! Quelques minutes plus tard, mes réserves de feuilles étaient épuisées.
- Bon, OK, si ça te va comme ça, je te cuisine le même dîner demain soir.
Regard reconnaissant.
- Booon, très bien. Qu'est ce qu'on fait maintenant ? Tu veux mater un film ?
L'okapi resta debout à côté du canapé jusqu'à la fin de Kill Bill, grignotant sans conviction quelques fougères pendant que je m'envoyais une calzone avec une bière.

Lorsque j'allai me coucher, je tentais de lui faire comprendre que mon lit était de taille normale, et pas vraiment une paillasse pour grand mammifère. Mais ses œillades contrites et mélancoliques me firent craquer. Et nous dormîmes ensemble. Enfin, non. Une fois la bête endormie, je finis par me coucher sur le canapé, et fit un rêve curieux, au cours duquel je chevauchais un okapi dans la steppe.

Le lendemain s'écoula sans nouveauté, si ce n'est que l'état de l'appart prenait un tour vraiment inquiétant. Cette fois, je passai à l'épicerie avant de rentrer, histoire de remplir le frigo de salades et de bières fraîches. Une fois de plus, je n'eus pas le temps de mettre toutes les salades au frigo. Je constatai également que les fougères accéléraient considérablement le transit de ma compagne. Bon, quelque soit le temps passé à ses côtés, il y avait toujours des surprises.

C'est ce soir-là que Julos passa à l'improviste. En entendant la sonnette, Chiara-l'okapi et moi tressaillîmes de concert. Constatant la présence de mon plus vieux pote sur le pallier, j'eus une seconde d'hésitation, puis j'ouvris en me disant que si je ne partageais pas ça, il ne fallait pas parler d'amitié.

Julos eut une nausée manifeste.
- Mais, putain ! C'est quoi ce bordel !!!
Haut-le-cœur de Julos... Le pauvre, j'eus envie de courir lui chercher une bassine.
- Chiara est partie en thalasso et tu chies par terre, maintenant ?
- Non, c'est elle... Enfin, heu, c'est... la bestiole, là...
Devant l'air plus qu'interloqué de mon visiteur, je me dis que j'avais peut-être loupé un épisode, ou que je commençais à déconner sévère, avec l'âge... C'est vrai, quoi, c'était quoi ce bordel ? Parfois le regard des autres vous donne l'impression d'être complètement largué, à côté du monde, d'avoir communément un train de retard. C'était un sentiment courant chez moi, mais là, ça atteignait des sommets.
- Comment t'expliquer ? Depuis hier matin, y'a un animal, chez moi. J'crois que c'est Chiara qui s'est transformée... Tiens, regarde.

L'okapi venait de pousser la porte entrebâillée de la cuisine, un feuille de salade entre ses drôles de lèvres. L'animal fit demi-tour illico en apercevant Julos, et partit se coincer la tête sous l'évier en signe de mécontentement, ou de timidité, allez savoir.

Mon pote, livide dans l'entrée, me regardait d'un air affolé. Ou affligé.
- Allez, viens boire une bière, Julos, détend-toi, c'est quand même pas la fin du monde...
- Tu crois vraiment que je vais rentrer dans ta turne qui sens pire que la cage d'un babouin ? Pas question : on va boire une bière dehors, ça te fera pas de mal de t'aérer le cerveau.

Bon. J'allai expliquer ça avec deux caresses à mon animale compagne, qui me regarda d'un air attristé. Bon.

Le problème, avec les brasseries parisiennes blindées de monde, c'est qu'on n'est jamais discret. Déjà, quand on parle de ses conquêtes, c'est gênant de voir les oreilles du cadre cadra -dynamique mais solitaire- d'à côté se tendre ostensiblement pour capter des bribes de votre vie intime. Mais quand vous avez ce genre d'expérience à partager avec un ami cher, ça donne sérieusement envie de remplacer les Ray Ban du type par une paire de bouchons pour oreilles, ou son Black Berry par un I-Pod à donf.
Bon, bref. Je lui racontai ces deux jours, pendant qu'on buvait pintes sur pintes. Au final, Julos n'en revenait pas, par dessus tout, que je ne m'inquiète pas outre mesure ; que je ne déclare pas la disparition de Chiara.
- Pour que les flics viennent chez moi ? Qu'ils me prennent la bestiole pour la coller dans un zoo ? Mais si c'est vraiment elle...
Soupir.
- Si c'est vraiment elle, comme je le crois, Julos, ils vont me l'enlever ! Et je ferai quoi, moi, TOUT SEUL ?
Re-soupir.
- Bon, déjà, tu viens dormir chez moi, et prendre une douche, et sentir meilleur, et t'éloigner un peu de ta bauge et de ta bestiole chérie. Demain, on aura les idées plus claires pour décider quoi faire...

Épuisé par cette conversation, et par le stress de ce deux jours, que j'avais sans doute un peu occulté par des achats de salade compulsifs, j'obtempérai, non sans repasser chez moi faire un petit câlin à ma compagne et vérifier son stock de plante vertes.

Je dormis comme un bébé qui aurait bu des litres de bière. Au matin, la casquette plombée m'aurait presque semblé rassurante si la mémoire de mon état (homme seul, 34 ans, avec okapi pas propre chez lui) ne m'était puissamment tombée dessus avec les premiers rayons du soleil. Je m'habillai en vitesse, et filai retrouver mon appart, ses odeurs et les emmerdes associées.

En ouvrant la porte, j'eus l'impression de rêver, ou d'avoir rêvé, je ne sais plus bien.

Plus d'odeur. Plus d'okapi dans mon lit. Aucun des ravages constatés les jours précédents. Juste la silhouette de Chiara, allongée sur le canapé.
- Ben, qu'est-ce que tu fais-là ???
- Ben, et toi, t'as dormi où ?
- Ben... chez Julos. Il m'a emmené, parce que... parce que... heu... j'étais pas bien.
- Pas bien pourquoi ? Parce que j'étais partie ?

Je sentis mes jambes se dérober sous moi. Je m'affalai dans un fauteuil.

- Tu... tu m'expliques, là ?

J'étais complètement paumé, tout à coup.

Pas un seul instant je n'avais imaginé que Chiara était partie. J'avais tellement besoin d'elle que je n'accèdais même pas à l'idée qu'elle se débarrasse de moi. Avec le recul, ce n'était pourtant pas faute de m'avoir mis en garde... J'aurais du comprendre plus tôt, alors ? Et voilà, une fois de plus, je n'étais qu'un rêveur, aussi puéril qu'égocentrique. Quel plaisir une femme pouvait-elle trouver à vivre à mes côtés ?

Et l'okapi, alors ? Quelle mouche délirante m'avait piqué ?

Air hautain. Quelque chose me dit que j'allais en prendre pour mon grade. Et m'apitoyer bruyamment sur mon sort ne servirait à rien, si ce n'est à la faire enrager d'avantage. Alors comme un gosse, je courbai l'échine sous la tempête.

Elle se levait, d'ailleurs.
- Tu voudrais que je t'explique quoi, au juste ? Que je suis revenue parce que je culpabilisais de t'avoir quitté sans un mot ?  Parce que je ne parviens pas à savoir si je t'aime encore ? Parce que je voulais voir à quoi tu ressemblais après 2 jours sans moi ? Passé la trentaine, il y a des choses que tu pourrais peut-être commencer à comprendre tout seul, non ?

J'allai lui répondre que non, il y avait des tas de choses que je n'étais pas du tout en mesure de comprendre tout seul. Que, par ailleurs, ma vie ne pourrait jamais me passer d'elle, même si je n'étais plus un enfant, et elle, pas ma mère ; mais que, si elle voulait bien qu'on reparte à zéro, j'étais prêt à faire des efforts démentiels pour la garder près de moi : mûrir aussi vite qu'une tomate en plein été, être plus attentionné qu'un papa pingouin, vivre avec elle des moments de passion torride, même, et ne plus laisser traîner mon linge sale, lui faire des compliments tous les jours et lui offrir des fleurs toutes les semaines. Lui faire un enfant, aussi, peut-être, oui, mais un peu plus tard... Lorsqu'elle tourna les talons pour aller fourrager dans le frigo.

Je dois reconnaître que ce que j'entendis ensuite me fit une drôle d'impression.

- Hé, mais... Tu manges de la salade, toi, maintenant ??? Ohlàlà, la quantité !!!

Debout, au seuil de la cuisine, des salades plein les mains, Chiara me regardait fixement, d'un air ahuri.

Je me dis que, cette fois encore, tout n'était pas perdu.

1 commentaire:

  1. Excellent!
    Ça contraste avec "Mauvais sort" (également très bon et qui m'a laissé pantois).

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