jeudi 9 décembre 2010

Plus de problèmes pour les commentaires

Fin de la discrimination : désormais, même les gens qui n'ont pas de compte Google pourront laisser des com. Vive le progrès ! (et la maintenance :-)

Allez, un livre ! Le Livre de la Jamaïque, de Russel Banks

Si vous aimez Russel Banks, vous aimerez sans doute celui-là. Si vous ne l'aimez pas, vous le découvrirez sous son angle le plus profond, le plus philosophique, le plus "ethnologue en voyage".
Le narrateur (l'auteur, à peu de choses près) raconte sa découverte de la Jamaïque, d'abord pour études, puis pour s'y installer, s'y faire des amis, des ennemis, et surtout y vivre une aventure qui le changera de la cave au grenier. Dès le premier séjour, il ne pense qu'à y retourner, en même temps qu'il rejette violemment l'attitude des blancs (ceux là-même qui "l'introduisent" en Jamaïque) qui se payent des villas de luxe sur les hauteurs, pendant que les jamaïquains vivent dans la misère, dans les villages. Peu à peu, son intérêt, doublé du conflit intérieur qui le torture, tourne à l'obsession et le conduisent à repousser ses propres limites.
Tout commence par un constat pénible : la peur qui s'empare de lui quand il entre en "pays cockpit" pour aller à la rencontre de Marrons, ancêtres des esclaves africains débarqués en Jamaïque deux siècles plus tôt, cette peur panique, sous-tendue par une extrême méfiance, est aussi une peur du Noir, de l'étranger. Dur de se confronter à son propre racisme pour ce jeune universitaire américain...
Le pays cockpit, région très montagneuse, peuplée uniquement par les Marrons. Ils se sont installés là lorsqu'ils ont réussi à fuir leurs maîtres esclavagistes. Au vu de l'image de sauvages sanguinaires qu'il se trimballaient, et de l'extrême hostilité de leur région, les blancs les ont laissé tranquilles. Si l'on cherche pays cockpit sur le net, on trouve très, très peu de choses : quelques trucs de géologues, et Wikipédia qui ne cite que Russel Banks. Bref, c'est une région très reculée, inaccessible pour le commun des mortels. Mais ce narrateur-là n'est pas le commun des mortels, et c'est pour ça qu'on l'aime !
Au passage, Marron signifie "retourné à l'état sauvage". C'était le nom donné aux cochons qui partaient vivre dans la nature (ils "marronnaient"), transposé aux esclaves. Ça teinte tout de suite ce terme d'une belle dose d'abomination, non ?
Pour le reste, je vous laisse découvrir l'Histoire, petite et grande, d'un village cockpit, assis sur l'épaule de Johnny-Russel Banks. Optimistes béats, s'abstenir.

jeudi 2 décembre 2010

Une journée avec F.



Note aux intéressés : Jusqu'ici, j'ai réservé ce blog à mes impressions et productions littéraires. Après moult réflexion, je viens de décider que j'allais m'autoriser à parler d'autres sujets qui me tiennent à cœur. Ouverture avec la chronique que voilà.
  

F. a 15 ans, il est en classe de 3ème. Sa mère l’envoie tous les jours à l’école, correctement vêtu et nourri, propre et reposé. Il manque parfois la première heure du matin, invoquant des péripéties diverses et variées survenues entre son lit et le collège, qui dénotent surtout une imagination débordante, doublée d’un manque d'appétence évident pour le scolaire. Il se présente en classe avec du retard une dizaine de fois par semaine, la plupart du temps alors qu’il est déjà dans le collège.

9H30 : pour aller en cours au 2éme étage, F. passe par le 1er étage, fait un petit signe à chacun de ses copains déjà installés dans les autres salles de classe (qui a eu la bonne idée d’installer des vitres sur le côté des portes ?), voire ouvre la porte d’une salle d’anglais pour faire rire les élèves et embêter la prof  “oh, ‘scusez-moi, j’croyais que c’était ma classe !” F. finit par entrer dans son cours alors que tous ou presque ont déjà sorti leur affaires. Là, il se pose doucement sur une chaise au fond, et, sans retirer son blouson, sort un semblant de cahier, appuie ses coudes sur la table, pose son menton dans ses mains et attend patiemment que la sonnerie retentisse, environ 50 minutes plus tard.

10H40 : A la fin de la récréation, F. a soudain très mal au ventre, se présente au bureau des surveillants, qui, habitués à ces petits maux de fin de récré, lui demandent d’arrêter son cinéma et de monter en cours, ou l’envoient voir l’infirmière si elle est présente dans l’établissement et que F. insiste au delà du raisonnable. Ainsi renvoyé avec bienveillance, mais fermeté, des uns aux autres, explicitement “recadré” sur l’obligation d’aller en classe malgré un prétendu mal de ventre, F. finit par arriver en classe après tout le monde. Là, il se pose lourdement sur une chaise au fond, et, sans retirer son blouson, sort un semblant de cahier, appuie ses coudes sur la table, pose son menton dans ses mains et attend patiemment que la sonnerie retentisse, environ 40 minutes plus tard.

11H30 : F., un peu las d’enchaîner les heures de cours, tente de nouveau un passage au bureau des surveillants, où le CPE le fait de nouveau reconduire en cours, malgré un problème au genou droit “Mais M’dame, je viens de tomber dans les escaliers !”. En classe, dès son arrivée, il interrompt le professeur à de nombreuses reprises, souvent pour des motifs complètement décalés, n’ayant rien à voir avec le cours, et fait rire toute la classe. Au bout de 30 minutes de patience, excédé et pour pouvoir faire cours, l’enseignant envoie F. passer le reste de l’heure en salle de permanence, avec les surveillants. Là, F. retrouve d’autres élèves, qui, comme lui, ne tiennent pas plus de deux heures d’affilée en classe. Selon qu’on est en début ou en fin d’année, les surveillants (= personnel n’ayant reçu aucune formation en terme de pédagogie ou d’éducation) tentent encore de les mettre au travail en s’asseyant à côté de chacun, ou baissent les bras, plus ou moins vite.

15H : après avoir assisté (avec son entrain habituel) à la première heure de cours de l’après-midi, F. repasse par la vie scolaire à l’inter-cours. Là, il s’aperçoit qu’on installe, en raison de l’absence de nombreux profs, plusieurs classes dans plusieurs salles de permanence. Ni une ni deux, il se glisse discrètement dans une salle et, noyé dans la masse, réussit à passer, incognito, une heure entière avec une autre classe de 3ème que la sienne, au lieu d’être en cours. Lorsque, plus tard, on lui demandera des explications sur son absence en classe, il répondra, avec aplomb et raison, “ben quoi, j’étais au collège !”

16H10 : fin de la récréation. Alors qu’il a fini ses cours, F. est toujours au collège. Aujourd’hui, il n’est pas collé. Il peut donc quitter le collège sans que quiconque ne le lui reproche. Mais il toujours là. Dans son errance entre la perm, où s’agitent les collés (beaucoup sont ses copains) et la salle d’aide aux devoirs, où un surveillant et un prof font travailler quelques élèves, F. atterrit finalement au bureau des CPE. On lui propose alors d’intégrer l’aide aux devoirs jusqu’à 17H, ce que F. accepte avec une bonne volonté évidente, quoiqu’un peu incertaine. Dix minutes plus tard, F. est de retour au bureau des CPE, accompagné de l’enseignant chargé de l’aide aux devoirs : “cet élève empêche tout le monde de travailler ! On ne peut pas le garder, c’est vraiment IMPOSSIBLE !” Et F. d’être raccompagné. A la porte. Mis dehors.

Dans la soirée : F. est rentré chez lui. On imagine son cartable posé dans l’entrée d’un petit appartement d’une cité HLM toute proche du collège. Personne n’y touche, à part peut-être le petit neveu, âgé de deux ans, qui, intrigué par les bandes fluorescentes sur le côté, ira parfois jusqu’à ouvrir le sac et dessiner une belle maison dans le carnet de correspondance de son tonton. Le cartable inutile repartira le lendemain, tel quel, accroché sur le dos de F. comme un fragment de son armure d’écolier décrocheur.

Pour compléter :
Les résultats scolaires de F. sont très faibles (moins de 7 de moyenne générale, avec une excellente note en Education Physique et Sportive, moins de 6 en français et moins de 4 en maths). Depuis plus de 3 ans, chaque conseil de classe constate que F. se refuse à entrer dans les apprentissages. Le redoublement n’aurait été qu’une perte de temps puisque F. ne travaille pas du tout. Cette situation est connue depuis l’école primaire, mais toutes les propositions de l’école ont été mises en échec par F. et sa famille. Derrière ces refus répétés, il y a la crainte de n’être pas “comme tout le monde” et celle de laisser l’échec apparaître aux yeux de tous. Pourtant, à la fin de son année de troisième, F. devra être affecté au lycée (général, technologique ou professionnel). Vu ses résultats, F. se verra, au mieux, proposer une place dans un CAP. Pour l’instant, le travail sur l’orientation se résume donc, pour F., à faire un choix entre différents CAP accessibles aux élèves faibles.
Heureusement, le redoublement de 3ème est de droit pour les familles. Aussi, s’il n’obtient pas satisfaction, F. pourra rester un an de plus au collège. Tout va bien !