vendredi 23 mars 2018

Lieux de Daniel Bourrion (une chronique parce que ça fait longtemps, et là ça vaut la peine...)


Certains font du surf, attendent la vague, patiemment. Daniel Bourrion attend la métaphore. Et quand elle arrive, il la prend, s'y tient debout longtemps, la phrase pour planche, toujours en mouvement, gardant l'équilibre sur les aléas, jusqu'à ce qu'elle l'emmène le plus loin possible, jusqu'à ce qu'elle aille mourir sur le rivage, dans un flux et un reflux de mots nouveaux. On le suit, et parfois on se perd dans ces images qu'il visite de long en large, quitte à sortir par une autre porte que par celle où on était entré, parfois sans prévenir ; le lecteur n'a qu'à suivre. Alors il y a une sorte de satisfaction qui monte, à rester soi-même un peu sur la planche, à s'ajuster à la houle, à se laisser surprendre par des agencements de mots imprévisibles, et puis à les attendre, parce qu'on s'accoutume peu à peu à cette langue, on s'immerge, on prend la température... Et là survient un autre léger décalage, des mots pas tout à fait où on les attend, qui nous sautent à la figure, et ça fait comme une petite vague salée. Comme une baignade en mer, cette lecture n'est jamais pleinement confortable, mais satisfaisante. Parce qu'au fond, Lieux y parle de nous tous humains, et, plus que du retour sur un territoire natal, de l'incroyable empilement des âges, de l'épaisseur des temps, de ce qu'on en saisit et de ce qui nous coule entre les doigts. On est très loin d’Édouard Louis ou d'Annie Ernaux et de leur lecture sociale du retour aux lieux de l'enfance. Avec Daniel Bourrion, ce retour est plutôt prétexte à une relecture métaphysique de ce que chacun peut percevoir du monde ancien : il semblerait que ce soient nos lieux d'il y a longtemps qui nous parlent du passé, bien plus fortement que nos lieux d'aujourd'hui. Il éclaire l'existence d'une géographie temporelle, d'une visibilité du passé variable selon le territoire, entièrement subjective, et pourtant universelle : le présent, c'est là où l'on vit ; le passé on y accède par là où on a vécu. Il y a là de la superposition, un mille feuille de sensations, de pensées, d'impressions fugaces, beaucoup d'insaisissable. C'est cette sorte de brume, pleine des fantômes de l'histoire, qui monte dans Lieux et qui renvoie le lecteur à ces propres lieux d'avant. Quand on sort du livre, qu'on revient dans ses lieux du présent, ils paraissent peut-être bien transparents... Mais rien n'y fait, les lieux du passé ne nous lâchent pas, et Lieux me semble poser une question lancinante : et si vivre loin de ses lieux d'avant était une illusoire tentative de tenir les temps anciens à distance ?

Lieux, c'est aussi une expérience de lecture un peu différente, avec une part d'indéfinissable : c'est tout sauf un roman, sans doute même pas un récit. Mais curieusement, pendant la lecture - pendant les entre-deux de la lecture, ces moments où la vie reprend son cours prosaïque - je me suis surprise à tourner dans ma tête des choses lues, un peu comme quand on s'interroge sur le devenir ou les intentions d'un personnage pendant la lecture d'un bon roman. Sauf que dans ce texte, ce qu'il reste quand on a fermé le bouquin, ce n'est pas l'ombre des personnages, puisqu'il n'y en a pas. Ce qu'il reste, ce sont des images, ces métaphores à coulisses, qu'on peut tourner et retourner, avec lesquelles on peut jouer pas mal. L'étrange oiseau dissimulé dans le village vu du ciel, aux pages 32-33 a eu cet effet sur moi, d'occuper longuement mes pensées. Je me suis étonnée de ce jeu, finalement lumineux, à partir d'un texte dont le ton n'est pas franchement gai, dont le climat est plutôt froid, dont la teinte est à première vue assez brouillée. Est-ce qu'il n'y a pas, chez Daniel Bourrion, un humour incoercible qui transpire, se glisse au travers de cette tendance à s'égarer dans des images comme pour voir jusqu'où on peut aller, et ce que cela produit ? 

Voilà un texte qui interroge, qui offre une possibilité de questionner, en traversant le bouquin, le lecteur que nous sommes. J'y ai trouvé, moi, une forme de pensée métaphorique pour laquelle j'ai de l'affection, et qui ouvre à des prolongements intérieurs. En fait, je crois que c'est un livre suffisamment indéterminé, trouble et troublant, pour laisser de la place au désir et au rêve du lecteur. Et vous, vous l'avez rêvé comment ?

Lieux de Daniel Bourrion, chez Publie.net

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