mercredi 6 juillet 2011

Même pas de lunettes (Nouvelle)

Je n'ai jamais été remarquable. Je suis gros. Un peu. Pas assez pour être mémorable. Juste assez pour être désagréable à regarder. Je passe inaperçu, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive de ma présence, déplaisante. Quand je parle à des gens, si j'essaye de me rendre quelque peu signifiant, drôle ou attachant je vois bien, dans les plis de leur visages, apparaître la marque du dédain. Ce n'est pas de la détestation, non. Juste le regard qu'on porte sur un être terne qui essaye de se colorer de quelque chose de sympathique, et qui en devient carrément pénible.

Bref, j'échoue.

J'aurais pu être ce genre de petit gros à lunettes qu'on voit au cinéma, doué d'une intelligence de génie et qui termine le film en héros, sauvant tous les autres d'une fin tragique. Mais non. D'ailleurs, je n'ai même pas de lunettes. Je suis juste là, depuis si longtemps je ne cherche plus à me donner un sens.

Depuis peu, je boîte, en plus. Un problème de dos, bête et méchant comme un cadavre de souris. Un truc petit, mais insidieux, et qui finit par occuper le plus clair de mes pensées. Un nerf minuscule, écrasé par de la chair gonflée, coincée entre deux de mes vertèbres grasses, et qui irradie une douleur diffuse, impalpable, mais lancinante dans ma jambe. Des élancements à l'aine quand je marche ou m'assied. Je claudique, l'air d'un héros de série cynique et minable, du haut de mon mètre soixante-dix poussif et de mes quatre-vingt-dix-sept kilos bien accrochés.

Donc, aujourd'hui, je vais chez le kiné, pour remédier à mon malheur. J'ai bon espoir que quelques séances me soulagent, et surtout me permettent de me concentrer à nouveau sur mon absence de vie sociale et amoureuse.
Je marche péniblement dans une rue de banlieue, ocre et grise. Un bus énorme et bruyant me longe, m'effrayant au passage. Je suis chaque fois épouvanté par ce bruit massif des bus en ville. Par leur carrure impressionnante, leur vitesse et leur puissance. Comme si transporter une cinquantaine de personnes, parfois bien plus, leur donnait raison sur tous ceux qui marchent et cherchent juste à profiter de la sérénité des trottoirs. Attention : je n'ai rien contre les gens qui prennent le bus. C'est juste que tout petit, à l'âge où on tient encore la main des adultes dans la rue, ils me faisaient déjà sursauter. Tout petit - et déjà rond- je regardais leurs gros pneus passer à hauteur de mes yeux en me disant : "Imagine que ta tête soit là, juste en dessous  sur le macadam ; imagine ton corps désarticulé, démantibulé par la roue, imagine ta jambe qui s'enroule autour de ce caoutchouc noir qui tourne à toute vitesse, imagine ton bras projeté violemment contre le bord du trottoir. Ça ferait mal, hein ! ". Adolescent, en regardant les autres garçons jouer avec la mort en traversant la rue juste devant le bus, j'espérais secrètement que l'un deux se fasse prendre, pour voir. Aujourd'hui, devenu adulte, je me dis seulement : "Si t'avais le courage, ça ne ferait pas beaucoup de peine autour de toi. Mais tu es un lâche, parce que tu as toujours peur que ça fasse mal."



Ce trajet est long et douloureux. Marcher ne m'ennuie pas, d'habitude. Mais là, ça me fait mal. Et je dois traîner ma jambe, comme un poids presque mort. J'ai parfois l'impression que je deviens handicapé, petit à petit. Pourtant il n'en est rien, je ne suis pas en train de perdre mes moyens physiques, il ne manquerait plus que ça ! Juste la sensation importune d'une jambe inutile et épaisse, plus longue que l'autre et lourde à porter. Un peu comme une gencive anesthésiée et pourtant douloureuse, en guise de cuisse.

Bref. Je vais chez le kiné. Il est tôt. Il tombe une sorte de grésil sale sur la ville. La ville : on ne peut pas dire ça ici. On devrait dire les villes, mais ça n'aurait pas de sens non plus puisqu'elles s'étendent à l'infini. Ils sont obligés de mettre le nom des communes sur les panneaux des rues pour que chacun s'y retrouve. Ça m'a sidéré, en arrivant ici, de voir qu'on pouvait passer si vite d'un territoire à un autre sans s'en rendre compte. C'est affolant et grisant, tout à la fois. J'aime cette énergie liquide qui monte de la ville. Je m'en étourdis souvent. Ça m'occupe, et parfois, même, je me sens vivant. 


Mais aujourd'hui, aucune griserie. Juste des mamies qui promènent des caniches en manteaux, et des jeunes mères qui traînent à l'école des enfants petits, morveux et pleurnichards. Les enfants m'irritent, ils sont sales. A quelques exceptions près -les hommes politiques, par exemple- ils sont ceux des humains qui ressemblent le plus à des animaux. Et quand leurs mères se mettent à les cajoler devant moi, je les vois se transformer en vaches léchant des veaux baveux. Apparemment, faire des enfants conduit à perdre toute dignité. Je n'y vois que l'assouvissement des plus bas instincts. Aucune grandeur dans tout ça, rien que de la viande bourrée d'hormones, et la lutte pour la survie de l'espèce. Lorsque je croise une famille nombreuse, je vois des bêtes, même plus sauvages.

Kinésithérapeute. Drôle de métier. Confrontés à la chair nue à longueur de journée, à longueur d'année. Comment vieillit-on quand on voit vieillir les autres ? Quand on pratique des massages respiratoires sur des grabataires en couches sales ? Est-ce qu'on accepte, un peu, de devoir  ramollir et pourrir, inéluctablement ? Est-ce qu'on profite d'avantage de la vie, d'un corps jeune et sain et d'un esprit alerte ? Est-ce qu'on a des nausées matinales devant la petite vieille décatie, atteinte de rhumatisme ? Est-ce qu'au contraire on croit voir, sous l'enveloppe répugnante, la beauté des âmes ? Je ne sais pas me confronter à mon propre corps, alors ceux des autres... Quelque chose qui me préoccupe : je n'ai jamais vu une femme nue. Ça m'inquiète.

Je me rapproche du cabinet. Claudication que j'essaye de rendre bienveillante. Les boiteux font peur. Ils évoquent les pirates, les crochets en lieu et place de main, les dents pourries, les gros rires de vrais salauds. Mais moi, je ne ressemble à rien. Je ne sais même pas avoir l'air méchant. J'essaye de sembler gentil, ou, pire, comique, mais rien n'accroche, jamais. Dans mon souvenir, aucune de mes tentatives pour communiquer avec autrui n'ont été couronnées d'autre chose que moqueries, indifférence ou mépris. Au collège, j'aimais le désintérêt des autres, tant il m'évitait les quolibets hargneux. Mes profs ne savaient plus quoi faire pour moi. Certains ont essayé de m'aider, bien gentiment. Sujet idéal pour l'éducation à la tolérance, je leur ouvrais un boulevard pour leurs leçons de morale, aussi grandiloquentes qu'improductives. D'autres dissimulaient, par pudeur ou par professionnalisme, le dégoût que leur inspirait ma personne. Peu à peu, tous se sont lassés, et j'ai disparu de leur champ de vision. La fin de mon adolescence a consacré mon inexistence, à mon plus grand soulagement.


10h31. Ça y est. La délivrance n'est plus très loin. J'appuie sur le bouton, là où il y a écrit KINE, en gros et en rouge. La porte bourdonne et je l'ouvre. Un couloir court, boiseries stratifiées des années soixante-dix, miroir, je tourne, entre dans le cabinet. Il va falloir parler, regarder quelqu'un dans les yeux, percevoir ce que lui inspire mon être, admettre d'exister. Le problème, quand on a le décodeur des âmes, c'est qu'on ne peut qu'être lucide. J'accède, en clair, à toutes les émotions  que ma compagnie provoque chez ceux que je croise. Je vais bientôt savoir ce que ressent un kiné en face d'un patient comme moi.
Dans la salle d'attente, un homme, la cinquantaine, vautré sur une chaise inconfortable. Ouvrier, si j'en crois son bleu de travail crasseux, et ses mains, épaisses et noircies. A mon arrivée, il ne lève même pas le nez de son magazine automobile. Bon. Je me tourne vers le secrétariat. Blouse immaculée, menton fraîchement rasé, mains desséchées, trop propres : mon kiné. Au seuil de la porte, j'articule un "bonjour" neutre. Pas de réponse. Il ne lève pas la tête. Il n'est pourtant pas au téléphone, j'ai vérifié. Il s'active, assis devant un agenda couvert de gribouillis. Il a l'air stressé. Trop de choses à faire sûrement, le pauvre. J'attends un peu et me lance : "j'ai rendez-vous à 10h30."
Pas de réaction. Il est bizarre, ce type. Trop occupé par son planning, ou rendu indisponible par d'autres difficultés. Un désamour passager, de la mélancolie, des regrets ? Un parent malade, qui sait ?
Soudain je réalise que je ne capte rien. Je n'accède pas à son intériorité. Bizarre. Sans doute parce qu'il ne me regarde pas, ne veut pas de moi dans son monde.
10h35. Il bougonne, décroche le téléphone et compose un numéro. Mon numéro. Je ne crois pas me tromper, j'ai à peine le temps de suivre le parcours de son index sur les touches, mais je parierais que c'est mon numéro. Évidemment, ça ne répond pas. Je ne suis pas chez moi, je suis là.
"Je suis là... " Non. Il ne veut pas m'entendre. Il laisse un message "Bonjour, M. de Horla, je suis votre kiné. Nous avions rendez-vous à 10h30, je vous attends. Merci de rappeler si vous avez un empêchement." Raccroche, lève les yeux. Je me déplace de manière à occuper tout son champ de vision.  Un quart de seconde, nos regards se croisent. Ses yeux sont vides et perdus. On dirait qu'il louche à travers moi. Tout à coup, j'ai la trouille. Ce type fait peur, avec sa blouse, ses mains manucurées et son regard déserté. 

J'attends un autre quart de seconde. Il se lève, contourne le bureau massif en faux bois. J'ai juste le temps de m'effacer pour le laisser passer. Il me frôle -sensation étrange- et continue à m'ignorer.
"M. Gnangnan, venez avec moi, je vais vous prendre en avance. Encore un qui n'a pas assez mal pour honorer son rendez-vous, et même prévenir. "

Mon ventre se noue, je suis pris de coliques. Est-ce la colère ou la peur ?

Je m'assied dans la salle d'attente le temps de reprendre mes esprits. Je lui ai pourtant parlé ! Maintenant il est à côté, dans une de ces salles aseptisées. Je l'entends qui babille, pire qu'un coiffeur. Bon. Je vais attendre qu'il repasse, me lever à son arrivée, lui tendre la main, en le regardant droit dans les yeux, et m'excuser pour ce faux retard, parce qu'il est inutile de mettre mal à l'aise un homme stressé en lui rappelant qu'il vous a quasiment marché dessus sans vous voir. Je reste assis en attendant, bras croisés posés sur les genoux, le buste penché en avant. Comme ça, je vois de près mes avant-bras poilus, et les fils de la toile de mon pantalon. Ça m'occupe. Je respire pour prendre de l'assurance. En vain.

Le voilà. Je me lève d'un bond, ça tire dans ma jambe. Je tend la main, lance un sourire badin, plein d'innocence, couplé d'un "désolé pour le retard, hein ! Ah, j'en mets du temps à me déplacer avec cette fichue..." Il avance, vite, il est sur moi toujours impassible. Sensation glaciale, nuée blanche. L'espace d'un instant, le monde entier devient transparent.
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Je suis dehors, à nouveau sous la pluie fine. Il est 10h42. J'ai du m'évanouir. Le souvenir précis qu'il me reste : le kiné me traversant comme une lame glacée. Puis plus rien.
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11h15. Assis sur un banc. Transis de peur et de froid. Je transpire sous la pluie. Tremble. Grelotte. Que faire ? Je n'ose pas rentrer chez moi, affronter la solitude. En même temps, dans la ville, je risque à chaque instant d'être traversé de nouveau pas quelqu'un. Alors je n'ose rien. Même les pigeons font comme si je n'étais pas là. Ils rodent sur le banc, picorent les dernières miettes, s’assiéraient presque sur mes genoux. Pardon, je devrais dire "me traverseraient presque les genoux."
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15h. Il va falloir prendre une décision. Si j'avais appris que ma mère était morte ce matin, j'aurais été triste, j'aurais eu mal, mais j'aurais su quoi faire. Cercueil, frères et sœurs,  enterrement ou incinération, crématorium et couronnes de fleurs. Là, personne n'est mort,  il n'y a rien de changé, si ce n'est que je ne suis plus sûr de rien. A commencer par ma propre existence. Comment prouver, à soi-même et aux autres, qu'on existe ? Aux autres ? Nombre de possibilités s'offrent à vous : nourrir des conflits, pratiquer l'humour lourdingue, militer syndicalement ou politiquement, s'occuper des autres au point qu'ils ne puissent plus se passer de vous, etc... Mais se prouver qu'on existe ? Exister pour soi-même, en réalité, ça n'existe que dans vos rêves. Jusqu'au jour où vous vous faites traverser par un kiné trop propre. Et voilà. Comme si ça ne suffisait pas de ne pas avoir de vie, il faut aussi que je me retrouve sans existence.
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Et voilà. 17h14. 1er à gauche. Odeur d'encaustique dans l'escalier. J'ai osé passer la porte de chez moi. Chez moi : ce grand appartement que mon père m'a légué pour éviter qu'il ne revienne à se deuxième femme, celle qui l'a trompé tellement souvent, tellement longtemps et avec tant de gens différents qu'il a fini par la détester au point de lui reprendre tout ce qu'il lui avait offert, et même le reste. Le genre d'histoire à vous passer l'envie de la moindre amourette, pour peu que vous ayez été tenté. Une cuisine, un salon et trois grandes chambres, paisibles et calmes comme les cellules de nonnes ayant fait vœu de silence. Pas de quoi sauter au plafond mais quand je regarde les vitrines des agences immobilières - j'aime beaucoup les écrans lumineux qu'on y voit - j'ai l'impression que c'est presque indécent, tout cet espace vide, pour moi seul.
Bref, ici rien n'est différent, tout est serein, comme les autres jours. Je me rassure. Je vais me réchauffer. Prendre une douche. Chaude. Boire un chocolat. Chaud, lui aussi. Et tout va rentrer dans l'ordre. 

18h. Banlieue d'un ocre incertain. Immeuble en meulière. Parquet ciré.

Deux enfants dans l'escalier. Qui se chamaillent. Crient. L'un pleure, l'autre ricane.

La mère, poussant la porte, dit d'une voix égale, presque pas agacée :
"Allez, ça suffit, on rentre les garçons. Et tout le monde va se laver les mains avant de prendre son goûter. "

Le plus jeune file à la salle de bain. Fait couler l'eau, joue avec le savon, et soudain se fige.

...

"Maman, il y a encore de l'eau dans la baignoire ! Comme si quelqu'un venait de se doucher !"