vendredi 6 août 2021

"Ils" : NatYot à l'os du Nous

Bien longtemps que je n’ai parlé ici d’un livre. Je prends le temps de le faire aujourd'hui parce que celui-ci vaut son pesant de littérature. 

J’ai dévoré les Ils de NatYot après l’avoir entendue en lire quelques extraits à la fin du mois de juin, Au bord du monde. Je l'ai encore entendue la semaine dernière lors d'une très belle soirée consacrée aux Éditions la Boucherie Littéraire à la Librairie Prose Café, et j'ai trouvé ce texte encore plus bouleversant, dans ce qu'il dit en creux. 

Si vous pensez que la fonction du poète ou de la poétesse est de manger la pulpe du monde pour nous en livrer le noyau brillamment nettoyé, lisez les "Ils". 

Ils, c'est 33 textes qui s'enchaînent pour dire, ou même montrer, les moments de la vie des humains qui vivent par chez nous. Je dis montrer parce que la poétesse NatYot y travaille à la façon d'une grande enfant qui examine et redessine notre monde commun par le bout d'une drôle de lorgnette. Ce serait trop simple de dire que la singularité du regard fait l'universel du propos. C'est surtout une affaire de dépouillement, de simplicité qui nous fait voir, comme depuis un dehors du monde, le squelette de nos vies, l'armature de nos moment collectifs. 

ils se félicitent de leur avancée

dans le combat du problème

ils se donnent la force de continuer

ils font bloc

parfois certains craquent

parce qu'ils n'avancent pas

ils reculent

les autres réconfortent comme ils peuvent

ils disent que rien n'est perdu

ils disent que le chemin est long

ils proposent des astuces pour tenir

jusqu’à la semaine prochaine

des gestes d'affection circulent

(tape dans le dos ou main sur l'épaule)

pour montrer qu'ils font bloc 

qu'ils ne sont pas seuls

En lisant Ils, je n'ai cessé d'admirer le travail, l'effort pour regarder à la fois de très près et de très loin - dans une gymnastique un peu extraterrestre - ce qui fait événement, du plus banal (un repas de famille, des courses au supermarché) au plus mémorable (un déménagement, une naissance, une bagarre) ou traumatique (un viol, un accident de voiture).

Tout y passe, ou presque (il doit rester de quoi faire un deuxième tome et on l'attend !). Tout est mis à plat. Placé en quelque sorte sur un plan commun, orienté selon un axe identique, mais jamais immobile. Nos actions collectives sont examinées avec la même distance, depuis un point de vue précis, ouvragé, construit, extrêmement cohérent. Une distance à la fois lointaine et proche, jamais insensible ou méprisante. Et c'est un point de vue qui œuvre sans cesse à son propre décalage. Le travail de l'artiste, ici, est de juxtaposer les événements à la bonne place, et de jouer de ses possibilités de déplacement dans le langage pour les saisir sous plusieurs angles. 

Le langage, il est nommé dans le sous-titre, "défaut de langue", comme l'ultime pas de côté pour dire que décidément, malgré le travail poétique et quelle que soit la peine qu'on se donne à chercher la juste distance, le langage nous met toujours en défaut et altère "ce qui sort de la bouche". Les ils ne montrent pas les elles, et pourtant elles sont là.

Ils, défaut de langue est une tentative radicale pour soustraire le regard poétique aux préjugés et échapper aux représentations dominantes, y compris et même si celles-ci sont incluses dans la matière même du texte. Et c'est justement par la précision de l'écriture que NatYot surmonte l'obstacle pour toucher du doigt autre chose que la question du genre dans la langue : la délicate vacuité de notre être ensemble.

Texte après texte, NatYot construit un regard ethno-poétique, ou peut-être une sorte d'éthologie poétique pour étudier, d'un œil mi-amusé mi-surpris, le comportement des animaux humains. C'est drôle, ça grince, ça révèle les sous-vêtements du social. Et c'est un geste philosophique bien sûr, puisqu'on en sort un peu plus lucide sur l'absurde petitesse de nos existences. 

 

Nat Yot, Ils - défaut de langue, Collection "Sur le billot", Éditions La Boucherie Littéraire, 2021


Note : Je me suis retenue jusqu'ici de lire les critiques d'autres, comme celles de  Claro ou Les amis du Grain des mots, le temps d'écrire ce billet. Maintenant je vais pouvoir y aller, peut-être que vous aussi ? 

 

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