dimanche 12 septembre 2021

Lent séisme dans Factuel, le magazine franc-comtois

Je reproduis ici, avec l'aimable autorisation de Michèle Tatu, l'article et l'entretien parus dans Factuel Info le 2 septembre dernier. 

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 « Lent séisme » (éditions publie.net), premier roman de Juliette Cortese, a pour cadre Besançon. Sous une plume poétique, l’autrice revient sur la mémoire d’une douleur intime. Son territoire fantaisiste s’ouvre sur un tremblement intérieur. Magnifique.

Gustave a vécu à Besançon dans une vie lointaine ou peut-être proche. On ne sait pas. Il y revient parfois. « C’est de là aussi qu’on vient. Ne pas oublier ce fragment de l’histoire. »

Besançon belle comme jamais. Bleue mélancolie. Dédales de souvenirs enchevêtrés, noués comme les fils d’une broderie savamment ajustée.  Une troupe d’ados joue au tarot dans un petit bar ; ils boivent des blancs-pommes à 9h du matin. A la sortie du lycée, les premiers baisers de langue. Légèreté apparente teintée d’une douleur sourde. 

Que cherche-t-il dans cette ville ? Pourquoi revient-il ? On l’apprend au fil du récit, il est hanté par la trace mémorielle d’un drame non vécu, brutal comme un séisme : Il était dans le ventre de sa mère lorsqu’une tragédie familiale a eu lieu. Comment écrire sur ce qu’il n’a pas vécu et ressenti avec violence ? Comment écrire cette histoire-là sans la tentation d’inventer : « ce dont on ne se souvient pas, on a parfois une urgence à l’inventer, le raconter. »

« L’accident, c’est une histoire douloureuse, sanglante, que je n’ai pas vécue – je n’étais pas vivant, quoique, mais j’étais là...»

Comment trouver les mots pour s’approcher de cette histoire dont il ne connaît que de rares fragments entendus ici ou là ? « L’accident, c’est une histoire douloureuse, sanglante, que je n’ai pas vécue – je n’étais pas vivant, quoique, mais j’étais là – une histoire pleine de morts que je ne connais pas. Alors, je l’ai écrite (…). J’ai inventé des vivants. Ceux qui ont survécu. J’ai écrit leur histoire faute de la connaître. J’ai cherché leurs bribes, je les ai posées sur mon bureau, avec mes lacunes, regardées longtemps, ensemble. Joué avec. Je leur ai bricolé des vies dans mes creux. »

En racontant la ville, les mots s’habillent de couleurs, d’odeurs, d’images et catapultent le narrateur vers un ressenti lointain et diffus. Enseveli peut-être. Mais comment écrire cela ? Comment parler d’un événement sans emprunter le chemin d’une enquête classique, sans chercher la trace des morts dans la mémoire des vivants ? Juliette Cortese ne s‘approche pas de l’événement tragique, elle en évoque les secousses lors de retours dans la ville où chaque pas devient le lieu possible d’une écriture intime. Peu à peu un récit poétique naît par vagues, soubresauts, flux et reflux d’une mémoire étrangement indélébile et pas seulement. Car « Lent séisme » vibre de la naissance de mots détournés de leur territoire habituel. Chant étrange d’une écriture bercée par des voix qui l’accompagnent.

Les flamants roses sont là aux abords d’un bistrot, un orang-outang se bat avec la machine à couper les arbres...

Écrire. Chercher la forme. Oser. Au fil des pages le livre s’écrit, établit une complicité avec le lecteur. Le manuscrit prend corps, balloté au fil des allers et retours vers la ville, rangé dans sa chemise cartonnée orange, curieux mélange de mélancolie et de doute.

La clé est peut-être là : Traverser le pont. Au milieu la vue sur les quais. La sensation d’avant revient, et à la fois, elle n’est plus là. Précisément sentir que la sensation, qui a existé un jour, n’est plus. Sentir que quelque chose n’est plus, sentir ce quelque chose. Une connaissance née de l’absence.

C’est un roman sur l’absence d’images d’un événement tragique et cette absence en fait naître une multitude d’autres imaginées par Juliette Cortese. Toute l’écriture est là et s’invente en tordant le cou au langage. Elle devient exploration. Il y a du vrai et du faux. Le faux est éperdument poétique : un éléphant est assis dans un train et, loin de la mer, les flamants roses sont là aux abords d’un bistrot ou encore, un orang-outang se bat avec la machine à couper les arbres. Dans la gravité, Juliette Cortese explore de manière surréaliste la ville où les manèges caressent les nuages sous le vent et où les toits rouges et pimpants sont rieurs. Les chiens assis aboient et les lapins allument les réverbères. Même s’ils sont difficiles à naître, les mots intérieurs font sourdre un monde à la  beauté insolite.

« Il a raviné, le temps, tout sur son passage. Il a raviné les pluies de l’enfance. Raviné les étés dans la paille. Les champs de maïs. Le temps qui ne passait pas. Il a raviné le temps sur son passage. Les folies, les désespoirs aussi, les nuits blanches et  les retours en taxi. Il a raviné même l’après, le temps durci des premières années de travail, tout ce qui est parti, l’innocence cruelle d’une ville après l’autre, les joies et les rames de métro, Jorge Semprun et même Mano Solo. Sous la même coulée de boue, sous des soleils qui passent. Il a raviné, le temps, tout sur son passage».

En toile de fond, la souffrance animale...

Juliette Cortese ne s’empare pas de l’écriture comme d’un exutoire même si l’origine de l’histoire est là en filigranes. Elle en fait l’enjeu d’un livre poétique, avec en toile de fond, la souffrance animale. Cela n’apparaît pas tout de suite, mais au fil du récit elle se dessine par petites touches. Les bêtes ne ressentent rien disait-on… Il est temps de dire autre chose.

La quête de l’autrice, au fil du récit, devient un jeu de pistes où les mots jaillissent comme de multiples possibilités de dire le monde : elle les fait danser, n’hésite pas à en inventer : "Intérieur ville. Nuit. Le manège dort. Personne ne pleut, ne passe. Il fait rosée. Chevaux ne montent ni ne descendent, seulement somnolent sous des lampes suspendues, longs fils électriques, abat-jour de cuisine. Juste derrière le grand magasin, la place vide. Les escaliers morts. Lumières éteintes du carrousel. Le silence des cris d’enfants. Ciel qui bleuit de loin, au-dessus des toits. Les grands carreaux de pierre de chaque couleur, peu à peu éclairés, s’éveillent. Brillent, faible lueur. Le sol s’ébroue, macadam prêt à craquer, l’enveloppe terrestre."

Julia Cortese soulève le voile de son imaginaire habité par une écriture fantaisiste. Elle secoue les mots de leur silence, les extirpe de leur gangue, les dénude et nous emmène bien au-delà de l’apparent sujet du livre, l’évocation du drame initial.

Cela s’appelle l’aurore…

Lent séisme, 176 pages, 16€ (imprimé), 5,99€ (numérique), est publié aux éditions publie.net 

 

Entretien avec Juliette Cortese

« La poésie est peut-être, en nous, une voix parmi d’autres »

Est-ce qu’on gagne ou perd quelque chose à tenter de mettre des mots sur sa propre histoire ? 

C’est une question difficile ! Il me semble que je ne me pose pas la question de la perte, à travers l’écriture. Si j’écris, c’est que je crois profondément que cela m’apporte quelque chose qui est de l’ordre de la construction plutôt que de la destruction. Mais en y réfléchissant, peut-être qu’en écrivant Lent séisme, j’ai perdu un peu du flou, de l’indéterminé, du caractère informe que revêtent habituellement nos souvenirs – en tout cas pour ceux à partir desquels j’ai travaillé dans l’écriture… Heureusement, il m’en reste beaucoup d’autres…

Dans votre livre, la ville de Besançon, véritable toile de fond, est omniprésente et décrite avec minutie. Vous l’avez traversée à plusieurs reprises lors de l’écriture de votre roman. La mémoire vient-elle en marchant ? 

Je ne suis pas sûre qu’elle vienne davantage en marchant qu’en rêvant. Je crois même que parfois, le retour dans le lieu du souvenir peut nous faire perdre pied, nous faire douter de nos propres souvenirs, qui sont bien plus réels, bien plus précis dans l’espace abstrait de la pensée que lorsqu’on les frotte à la réalité du lieu transformé par le temps.

Pour ce qui est de l’écriture du roman, j’ai effectivement marché dans la ville de Besançon, mais j’ai d’abord écrit de mémoire, sur ce qui, dans cette ville, me touchait et s’était inscrit dans ma mémoire. Il me semble qu’il y a une infinité de couches dans la mémoire : il y a ce qui s’y est inscrit au moment des événements du passé, et puis il y a tout ce qu’on a ressenti en se les remémorant, et donc, au gré des retours dans les lieux de jeunesse, nous ressentons de la nostalgie, de la tristesse, de la joie, une envie de rire... Je pense que c’est d’abord l’affectivité qui nous met en mouvement dans l’écriture. Dans un second temps, j’ai écrit – ça fait parfois rire les lecteurs.trices de l’apprendre – en utilisant un célèbre site internet qui permet de se balader dans n’importe quelle ville depuis chez soi : c’était le seul moyen de faire des descriptions précises des lieux. J’ai d’ailleurs découvert des détails que je n’avais jamais repérés en vivant quotidiennement à Besançon pendant plusieurs années ! C’est seulement après ces deux moments de l’écriture – mémoire puis retour sur les détails – que je suis allée marcher dans la ville. Là, il s’est passé autre chose, une nouvelle couche mémorielle est apparue : la mémoire de ce qu’on a ressenti lorsque les souvenirs ont pris corps dans l’écriture – comme une épreuve au sens de l’imprimerie – et sa confrontation avec le réel de la ville qui s’actualise sous nos yeux. C’est ce qui a fait surgir l’une des voix du roman, Tambour Battant.

« Depuis toute petite, je suis, comme beaucoup de gens, habitée par une ou plusieurs voix qui parlent et commentent ce qui se passe pour moi... »

Il y a la présence d’une sorte de chœur qui accompagne le récit, peut-être des voix, d’où cette idée vous est-elle venue ?

C’est cette multiplication des expériences et des sensations au contact de la mémoire qui a donné naissance à des voix différentes. Depuis toute petite, je suis, comme beaucoup de gens, habitée par une ou plusieurs voix qui parlent et commentent ce qui se passe pour moi ; c’était particulièrement fort à l’adolescence, cette voix occupait une grande place dans ma vie, et c’est une voix littéraire au sens où elle prenait la tonalité, le style, le type d’énonciation du ou des romans que j’étais en train de lire. Aussi, j’avais très envie d’essayer de reproduire cela, cette variété des énonciations, dans un livre. Et puis, il y avait des textes, plus poétiques, qui sortaient de ce cadre-là et qui pourtant me semblaient reliés au corps du même texte. Je me suis dit que la poésie était peut-être, en nous, une voix parmi d’autres. C’est devenu Onde fracassante.

Vous dites « il y a un plaisir un peu malsain à pétrir à pleine main son traumatisme pour en faire une histoire, à se délecter d’une tristesse qu’on n’a pas vécue ». Dans votre livre, il n’y a ni apitoiement, ni incitation au voyeurisme puisque vous ne livrez aucune image, aucune bribe de ce que vous savez. En procédant ainsi, vous mettez le lecteur en position de s’attacher plus à la forme littéraire qu’à la tragédie à l’origine de cet écrit. C’est un livre sur l’acte d’écrire. Une fois ces écueils évités, comment avez-vous trouvé cette forme originale ?

Pour être tout à fait sincère, je dois dire que Lent séisme est en partie né du travail mené sur un autre texte, qui traite plus directement du drame dont il est question dans les deux textes. Il est issu des questions que me posaient l’écriture de cet autre texte. C’est sans doute parce que je l’ai fait autre part, que j’ai pu éviter de m’appesantir sur cette partie de l’histoire dans Lent séisme. De ce fait, ce roman tourne autour d’un creux, d’une absence. Pour écrire un texte autour d’un vide, j’ai eu besoin de déplier les différentes facettes du personnage, de les mettre en scène dans leurs délibérations, leurs contradictions, leurs tourments. Par ailleurs, ce travail autour de l’absence coïncidait avec mon désir d’écrire sur la mémoire, qui, elle aussi, entretient un lien particulier avec ce qui n’est pas là, plus là…

« La première chose contre laquelle on se bat, dans l’écriture, c’est une partie de soi-même : la censure intérieure, le regard dépréciatif et les petites voix pénibles qui, si on les écoute, nous font tout arrêter. »

« La ville est une machine à fiction » écrivez-vous et, ailleurs, « ma mémoire est une tombe indécise ». Est-ce pour cela que vous inventez un univers poétique, un bestiaire qui nourrit le récit de touches surréalistes ?

C’est une question complexe : qu’est-ce qui fait qu’on invente ? C’est d’ailleurs ce qui est en jeu dans Lent séisme : Que se passe-t-il quand Gustave écrit ? Par quelle espèce de magie naît la fiction ? Comment s’articulent les événements de sa vie passée et présente avec ce qu’il écrit ? Quelle forme prennent ces événements, une fois symbolisés par le truchement de l’écriture ? Pour le bestiaire, je crois que j’ai laissé la place à une symbolisation spontanée de certains ressentis. Je pense que c’est une production de l’inconscient, c’est ce qui se passe quand on «laisse venir ». Ça ne peut pas être programmatique, c’est pour ça que les phrases que vous citez viennent plutôt en aval du processus, comme un constat, plutôt qu’en amont. La particularité de Lent séisme, c’est d’être issu d’une écriture assez pulsionnelle, puis composé dans des après-coups successifs qui lui ont donné sa forme actuelle : du texte, et des regards sur le texte.

A un moment donné, vous vous laissez prendre par l’écriture : les mots tombent : le « Laisse venir » ; contre quoi faut-il se battre jusqu’au moment où l’écriture arrive ?

C’est peut-être un poncif, mais je crois que la première chose contre laquelle on se bat, dans l’écriture, c’est une partie de soi-même : la censure intérieure, le regard dépréciatif et les petites voix pénibles qui, si on les écoute, nous font tout arrêter. Et puis des craintes, qui ont à voir à la fois avec soi et avec l’extérieur.

A force de travail, on gagne la bataille contre la censure intérieure, à la condition d’avoir toujours des bataillons en état de marche, c’est-à-dire des outils pour détourner l’attention de la censure, éteindre temporairement la négativité qui nous assaille. En atelier d’écriture, les propositions d’écriture servent précisément à cela. J’ai pu m’appuyer notamment sur celles de François Bon, qui, sur son site Tiers Livre, consacre une belle énergie, généreuse et communicative, à ouvrir des voies possibles pour l’écriture. D’une manière générale, écrire, c’est trouver une organisation temporelle et psychique qui permette d’échapper à ce qui nous empêche, en focalisant son attention sur un point précis pour dépasser les obstacles. Le lien avec l’éditeur est essentiel : j’ai eu la très grande chance de travailler avec Guillaume Vissac, directeur éditorial chez Publie.net, dont l’accompagnement, soutenant et exigeant, a été vraiment précieux ; Lent séisme ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans ses nombreux retours et lectures.

D’autre part, lorsqu’on écrit à partir de sa propre histoire, les craintes portent sur le dévoilement  produit par l’écriture, parce que l’histoire ne concerne jamais que celui ou celle qui la traverse. On n’est pas à armes égales contre la crainte d’exposer son entourage, notamment parce que c’est une crainte qui a un fondement objectif indéniable : on l’a vu encore récemment avec l’exemple d’Emmanuel Carrère, certains livres blessent les proches de ceux qui les ont écrit. Pour moi, c’est quelque chose de très angoissant, qui demande du temps pour être élucidé. Cette angoisse, on la retrouve chez Gustave, le personnage de Lent séisme ; la nécessité de la dépasser est une autre « machine à fiction ».

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