mardi 10 avril 2012

Les minutes

Minute [1]
J’ai voulu te dérouter. Ce jour-là je m’étais rêvée folle, fêlée, fantasque. Être là, pour cette minute entre deux trains, entre deux existences, au croisement de la tienne et de la mienne. Il y a des trains plein ma vie, si tu savais ce qu’ils me disent depuis longtemps tu aurais pris peur, c’est sûr, en me voyant là. Au lieu de ça, je t’ai trouvé enthousiaste. Saisi, sans doute, mais radieux.
J’avais tes dents en ligne de mire, la fleur de ton sourire et tout ton corps en tête. Mon cœur dans la gorge, et les mains tremblantes, comme à quatorze ans. J’ai vu sans détour ce que tu regardais. A travers moi, pour comprendre pourquoi exactement j’étais là. A travers mon jean, pour savoir de quelle couleur est ma peau, s’il y a autant de taches ici-partout que sur mon visage.
Il y avait du monde qui passait dans ton dos, dans le mien. Nous étions limitrophes, égarés, reclus, au milieu du peuple du quai, ni hostile ni complaisant, seulement indifférent à cette histoire de nous, comme un conte audacieux peuplé de lynx miniatures, qui traînent par là sans savoir.
Pourquoi j’étais là ? On ne peut pas mettre au féminin, c’est dommage, car j’étais plus que jamais féminine. Plus que jamais le personnage de cette histoire que j’invente à la mesure de nous, celle qui t’attend avec ce sourire clair, paisible et peut-être fatal. J’étais là pour toi oui, pour moi aussi, pour me vivre, franchir les barrières de l’entendement, comme une exquise excursion en terrain insensé. Pour chercher des folies enivrantes dans mes tréfonds noirâtres.
Et toi ? Toi tu étais là par sagesse, parce qu’il le fallait bien et parce que c’était comme ça tous les jours. Je suis venue faire barrage à ta sagacité, et aussi regarder tes hanches à travers la toile, imaginer le vallon qui descend sous ta crête iliaque jusqu’entre tes cuisses et me repaître de ton visage parce que je n’en ai jamais assez. Il me fallait cette minute, me perdre dans ton regard pour survivre à une autre journée morose. J’avais envie de manger tes lèvres et de glisser mes mains sous tes fringues et sur toute ta peau, de sentir l’odeur de ton cou juste là sous l’oreille. Me coller contre toi, bien plus fort que tu ne l’imagines, bien plus serré qu'autorisé sur le quai des gares, quand il n’y a qu'une minute entre deux trains. J’avais envie d’embrasser tes cils et l’aile droite de ton nez, d’enfoncer mes doigts dans tes cheveux sombres et mettre mes seins devant ta bouche pour voir comment ça ferait.
Mais tout ça n’est pas arrivé. On a mis des mots simples à la place des gestes déplacés qu’on n’a pas osés. On a parlé, tout et rien, comme souvent. Lorsque j’ai tenté d’embrasser ton visage, sans trop savoir ou aller - car où poser mes lèvres, une fois la résolution prise ? - il fallait encore s’aventurer près de cette barbe rase, sur les sillons si fins qui glissent la beauté le long de tes joues. Ton menton, ton cou, ta pommette, comme une photo floue de ton visage de si près, juste avant l’impact. Je ne sais même plus si tu as tourné la tête ou si c’est moi qui ai dévié en dernier recours, en tout cas l’intention était là, et chacun l’a sentie passer et chacun l’a regardée se faire éconduire en souriant, cette toute petite intention bizarre, ce caprice extravagant, envie subite au milieu du quai et de la jungle urbaine, désir saugrenu de précipiter ma bouche sur la tienne. Non, il n’y a rien eu, pas le moindre coup de tonnerre, ni foudre ni fulgurance. Parce que sous l’apparence des choses il n’y avait rien d’autre que deux humains hagards et mal réveillés qui se regardent en souriant sur un quai, et que dans ma tête il n’y a pas plus de folie que dans la tienne, seulement des fantasmes qui gagnent à y rester peut-être.
La précipitation est une faute de goût, me suis-je susurrée en montant dans ce train bondé par le matin. Et j’ai souri, parce que la malice me tient éveillée. 

Minute [2]
J’étais paumé dans mon livre sautant du train ahuri endormi pas bien et soudain éclaboussé par ton image, comme un rêve éveillé. Aucune idée de ce que tu faisais là et pourtant l’impression bien réelle à laquelle je ne pouvais me soustraire que tu étais là pour moi comme une attente une surprise un événement inopiné pour faire briller la vie. Comme si le gris des jours ne pouvait plus être supporté ni par toi ni par moi ni par tous ces animaux sauvages autour de nous. On a parlé de rien et de tout et le monde en a pris un coup ce jour-là ne faisait pas le malin entre nos regards hallucinés et les sourires encastrés dans nos bouches par le désir. Il ne fallait pas tomber non c’est trop dangereux si on tombe qui sait où s’arrêtera la course folle au fond du fond du gouffre de nos enfances emmêlées de ma tristesse et de ta souffrance celle que je lis si souvent derrière tes dents blanches écartelées par ton rictus même plus forcé. L’énergie te colle à la peau comme une carapace contre le vide contre l’ennui l’immobilité qui désagrège ta pensée et donne toute sa place au creux dans ton ventre. J’avais envie de voir tes seins nus la couleur de tes constellations et aussi l’arrondi de tes cuisses coller ma bouche peut-être à cette fleur rouge te manger te faire crier me régaler de tes intempéries et vivre autre chose que cette mort sirupeuse et lente. Tu étais là et je ne savais qu’en faire enchevêtré entre l’absurdité du monde et l’incongruité de ta présence que je préférais de tellement loin.
Que va-t-il arriver maintenant qui ne ce soit déjà produit dans la vie de quelqu’un d’autre qui aura souffert ou joui des mêmes dénouements ? Si c’est utile à quelque chose c’est le plaisir des sens pas celui de l’âme ou d’une autre part de nous-même juste satisfaire un plaisir charnel après tout ce n’est pas  si mal après tout y a t-il autre chose sur cette terre que ce coin de bitume qui fait quai où tu me regardes avec tes cils pointés vers le ciel et tes yeux verts carbonisant toute ma carcasse fatiguée. Durant cette minute il n’y a rien d’autre que toi et tes mains tremblantes que j’avise en regardant autour de tes hanches et aussi le désir de toi et ton œillade éclairée qui me met à nu et me convoite en toute clarté.
Soudain j’ai vu l’éclair fulgurant dans ton regard la volonté vive et la résolution implacable de bousculer le monde par une folie soudaine et terrible et rafraîchissante. J’ai vu venir toute ta tête et ton joli visage si près du mien que déjà tu piquais ma joue de ce baiser tendre qui n’était ni une simple incartade ni un assaut brutal seulement une belle insolence amoureuse qui m’a remué chaviré attendri jusqu’au ventre et dont l’ardeur dévorante a fait fondre ce qu’il restait de trouble au fond de moi.
Alors je ne t’ai plus regardée je suis parti par là en me disant que le train t’emporterait qu’il valait mieux que je m’efface devant ton impétuosité car je ne suis que fadeur insignifiance je ne sais pas tenter d’être fou ni extravaguer aussi loin et aussi fort que toi. Je n’ai pas l’endurance de ta déraison ni l’imprudence de croire en ta fantaisie. Bref j’ai eu honte de moi et peur de toi et c’est comme ça que je t’ai quittée ravalant mon désir amer et tout ce qui va avec les breloques de mon cœur transpirant et ma voracité pour tes cuisses et cette faim immense de toi toute entière et aussi nos sourires troublés nos langueurs éperdues et nos belles litanies de mots simples pour parler parler parler plutôt que se toucher alors que c’était simplement ce qu’il fallait faire.
L’abdication est une trahison me suis-je dit en m’éloignant et j’ai eu mal au ventre parce que trop souvent je fuis. 


Encore ? Lisez la suite, Les Heures
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésitez pas à commenter ce texte... La parole vous est donnée : saisissez-là !