dimanche 14 avril 2019

Mais qui sont ces visages ?

De la représentation mentale des amis virtuels et de ses implications


Depuis plusieurs années j’ai un compte Fb composé presque exclusivement de liens avec des personnes que je ne connais pas « en vrai ». Nous n’avons, les uns pour les autres, ni chair ni voix ni regard. Nos identités aux yeux des autres sont faites de mots et d’images agencés dans un certain sens, sens recomposé au gré de l’imaginaire de chacun. L’autre est perçu au travers d’un nom, un signifiant auquel on rattache des significations diverses. Ces noms parfois je les lis de travers, je me raconte une histoire à leur sujet, je me trompe : celui-ci doit être un pseudo – personne ne peut avoir un nom pareil ; celui-là me semble avoir une consonance italienne – quelle histoire, quelle vie derrière… La grande aventure de l’Atelier d’Été 2018, initié et porté par François Bon, a suscité une quantité impressionnante d’échanges en tous sens sur le groupe Facebook. De là, à force de questionnements partagés et de témoignages sur nos chemins d’écriture, sur notre vécu devant chaque proposition, sont nées de nouvelles amitiés virtuelles. Continuellement d’autres s’ajoutent, plus ou moins spontanément, en fonction du nombre d’amis en commun ou de l’intérêt réciproque porté à nos commentaires sur les posts des autres, etc.... Derniers en date avec qui j’échange presque quotidiennement – un mot un pouce un cœur – une pensée, un jeu de mot, une blague : Xavier Selva et Pierre Barrault. Tous ces « nids d’Eve, nids d’Adam » me sont chers. Ils n’ont ni présence ni voix, aucune espèce de matérialité, et pourtant…

Leurs joues sont des livres, des expos, des tableaux. Leurs regards des journaux, des billets, des textes. Leur peau un poème. Ils ont des visages de phrases et d’images. Leurs jambes sont absentes, ils n’en ont nul besoin, se déplacent en pensée, vivent dans un fil qui descend, dans un ruban qu’on déroule, dans des notifications qui s’allument. Notre histoire commune est une suite de réactions – un mot un pouce un cœur – de figures jaunes étonnées à la bouche ouverte, aux mimiques pensives ou mélancoliques. Pour que ces interactions laissent trace dans la mémoire, il faut qu’elles aient été rudement fortes et précieuses, et suffisamment régulières pour que peu à peu nous nous fassions une image cohérente de ces personnes virtuelles. Nous avons peut-être même des souvenirs communs, alors que nous avons si peu vécu. Je crois que si cela arrive, c’est possible seulement parce que ce qui nous rassemble, c’est ce qui compte à nos yeux. Un regard sur le quotidien, un intérêt commun, une manière de penser, ou de dire. 

Quand on a comme moi changé plusieurs fois de région, les vieux amis sont loin, les amitiés récentes sont souvent le fruit des hasards, de la proximité géographique, de quelques rencontres affinitaires au travail… Elles ont beau être riches et plaisantes et précieuses, elles n’ont pas la force tranquille des longues amitiés, ni l’épaisseur de certaines amitiés virtuelles, qui dans mon cas s’adressent directement au moi littéraire et créatif, cette partie de moi-même quasiment ignorée, délibérément ou pas, par (moi par moments et) la majeure partie de mon entourage IRL. C’est peut-être ce qui fait l’importance que je leur porte... Est-ce différent pour vous ?

Revenons à nos relations virtuelles. Parfois nous échangeons un message un mail, qui ne parle souvent que de ce qui nous importe véritablement, de ce qui nous rapproche. Le reste, l’apparence physique de la personne, son état de santé, son odeur, la couleur de ses cheveux, sa manière de parler, son insertion sociale, ses appartenances ou ses croyances, est relativement absent de la conversation. Ça a beaucoup moins d’importance que dans les rencontres in situ, et ce désintérêt pour la partie visible fait tomber des barrières, des murs, qui s’écroulent dans un beau nuage de poussière blanche, ou s’effacent discrètement faute d’avoir été construits. Jamais on ne se dirait autant de choses si on se croisait dans le métro, jamais on n’oserait partager un dixième de ce qui se partage là. Il me semble, et je parle encore en mon nom – ou peut-être devrais-je dire en mon pseudo ? – qu’il s’agit là d’un espace de liberté pleine et entière. 

Que cet espace de liberté se constitue et se renouvelle inlassablement sous la houlette d’un géant du stockage de données, c’est non seulement inquiétant, mais aussi un peu délirant et franchement paradoxal. Parce qu’il y a une part de ce qui se trame là qui n’entrera jamais dans aucun des serveurs des géants du net. 

Je veux parler de la part imaginaire et fantasmatique que ces figures virtuelles, que nous rencontrons au gré des algorithmes, activent en nous. J’ai récemment fait un rêve très bref dans lequel intervient François Bon, que je n’ai jamais vu en vrai mais qui fait partie de ceux avec qui j’interagis régulièrement. En racontant le rêve sur fb, je me suis fait la réflexion que ce n’était pas la première fois que mes rêves mobilisaient des figures, ou des noms, de gens avec qui j’entretiens une relation uniquement virtuelle. C’est Sophie Jaussi qui m’a encouragée à écrire ce texte, quand elle a lu mon rêve et mon questionnement. J’ai été touchée parce qu’elle – et aussi son amie Christine Dornier, que j’ai rencontrée grâce à elle et qui est bisontine comme moi – racontent de temps en temps des rêves un peu fous (qui fait des rêves sages ?) et j’aime beaucoup les lire. Il se trouve aussi que j’ai rêvé il y a peu que Sophie Jaussi était enceinte. Je lui ai dit, elle m’a répondu être « flattée de faire partie de mon casting nocturne ». Il semble que nos inconscients aient quelques conversations, dont bien sûr nous ne savons pas grand-chose. Encore avant, j’ai rêvé que Daniel Bourrion avait changé de boulot, et j'ai espéré que ça le divertisse. Je crois que je rêve davantage de mes amis virtuels que de mes amis concrets. J’en suis donc venue à me demander si ce mode de connaissance ne laissait pas plus d’ouverture à l’activité inconsciente, que les amis réels. Il faudrait creuser ça, les copains psychanalystes. En tout cas, si ces personnes ont un corps, il est surtout constitué par ce que nous nous racontons à leur sujet... La relation se construit à partir de ce que nous nous figurons de manière imaginaire, sans doute bien plus que dans une relation en chair et en os, où l’existence propre de la personne réelle nous envahit davantage. Les amis concrets nous déçoivent, on lit dans leurs yeux autres choses que ce qu’on pensait y trouver, ils s’adressent à nous directement et disent le mot de travers qui fait tout basculer. Même sur un réseau bavard, les amis virtuels parlent peu, choisissent leurs mots ; leur présence légère et diffuse nous laisse la latitude de composer leurs parties manquantes, de rêver leur invisible, de les inventer un peu, et de s’inventer avec eux. Ainsi leur passage dans mes rêves semble être la continuité de cette activité fantasmatique qui dans l’éveil travaille à produire ce qui est absent. Et leur place dans ma vie onirique est probablement à la hauteur de la place qu’ils occupent dans mon existence actuelle.

Et pour vous ?

7 commentaires:

  1. Même ressenti... le monde dit virtuel n'a pas moins de réalité que le monde matériel et offre mille fois plus de possibilités d'échanges en profondeur... l'écriture est elle-même un lieu essentiellement virtuel où se nouent les enjeux les plus essentiels... Merci pour ce texte!

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  2. Mais oui Juliette! Je me demande parfois si le monde IRL n'est pas celui qui serait parallèle. Notre véritable vie se déroulant dans ses canaux mystérieux qui nous relient... Merci d'avoir posé les mots ici.

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  3. Je me demande ce matin s'il y a vraiment frontière nette entre IRL et virtuel. Enfin, ce qui nous intéresse c'est plutôt de décrire cette expérience spécifique de se connaître sans se connaître. Marrant comme il en surgit l'idée d'une inversion. Ce qui paraît surface est profondeur, ce qui peut sembler nombrilisme est attention aux autres, ce qui est authentique n'est peut-être pas là où on croit...

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  4. merci, Juliette pour ce billet. Je n'ose pas trop participer, mais je n'en perds pas une miette. Simone Wambeke.

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