Le
linge très sec sur le balcon, il est rêche et doux par endroits,
usé. La nuit a été chaude, le jour va l’être encore plus. Sur
la surface plane et colorée, jaune vif, sur le tissage serré de
fils de coton, sur le drap propre et tendu, une très petite crotte
noire, de la taille d’une graine, un peu pointue à une extrémité,
plus arrondie à l’autre. La crotte, dont la forme indique qu’elle
a été moulée par l’anus minuscule d’un animal passé là
pendant qu’on n’y était pas, dans sa promenade nocturne. Une
présence dans notre absence, comme un cambriolage sans vol. (Un
cambrioleur qui s’envole.) La crotte du gecko. Sèche et
délicatement collée à la fine toile du drap, le bruit minime
presque silencieux lorsqu’on secoue le drap, le bruit minime qui
est aussi vibration ténue, vibration de la crotte collée qui se
décolle, vibration du drap léger, bien usé, mince tremblement des
fibres lorsque la crotte est entraînée par son poids (ou poussée
du doigt par qui dépend le linge). On pourrait croire que la crotte
est un peu collante parce que le gecko tient à ce qu’on
s’aperçoive bien de sa présence – sans cette qualité d’être
collante, elle pourrait s’envoler avec les vents chauds des nuits
d’été – à ce qu’on repère bien la trace de son passage.
Mais le gecko sans doute ne choisit pas la nature de sa crotte. Sa
crotte est simple, comme toutes les crottes, un modeste amas des
déchets alimentaires non exploités par l’organisme de celui qui
fait sa crotte, et qui vient à s’évacuer là, un peu humide, le
moment venu. Puis qui sèche dans l’air libre de la nuit. Que
l’esprit matinal sur le balcon reste perplexe devant cette crotte
sur le linge propre, cette crotte qui signe le passage du temps, la
continuation du monde et de la vie pendant notre absence, c’est une
chose qui ne concerne point le gecko. C’est autre chose et
(pourtant c’est toujours la crotte). L’étrange absence de
l’animal, le savoir indéniable de son passage, son invisibilité
dite par la crotte en même temps que son existence sûre, la crotte
sa présence absence. La toute petite crotte noire, sèche et
pointue, nous métaphysique. Et (ce n’est pas tout) elle nous
ramène immanquablement à son auteur, son petit producteur, elle le
fait surgir dans la pensée, le gecko, à travers sa trace, comme
l’empreinte du sanglier dans la boue d’une forêt fait surgir le
groin marron foncé et le poil hirsute de cochon noir, comme la
marque gravée dans la pierre d’un monument porte en elle le baiser
des amants – leurs initiales perdues – la crotte porte en elle
l’espèce de lézard épais, comme un lézard ordinaire de nos
contrées qui serait devenu obèse, et (un peu crapaud). Il n’est
pas d’ici, le gecko, c’est un animal migrant. Trente ans (à peu
près, sans doute) que ses crottes sont arrivées sur les étendoirs
à linge des balcons du sud de la France. La crotte de gecko nous
écrit dans une langue sauvage composée de mots-crottes tracés au
hasard sur les draps, nous écrit du lointain, (de derrière les
volets), nous écrit que l’œil du gecko nous regarde, qu’un
animal exotique est dans nos parages, nous raconte l’histoire, la
présence précise (et
incontournable)
de cette petite crotte noire, sèche, pointue (à une extrémité,
pas à l’autre). Dans
cette crotte qu’on trouve le matin, arrêtée dans le linge propre,
il y a
des containers trimballant palmiers des pays tropicaux vers les
grands ports de la méditerranée, il
y a le climat réchauffé
qui offre aux
geckos (les
doux hivers de)
leur survie. Mais
c’est une grande
exagération de l’esprit que cela : est-ce que l’infime
objet, posé là sous l’œil de qui s’apprête à dépendre le
linge, contient l’imaginaire, est-ce que la crotte contient
l’histoire de la mondialisation lancée (comme un cheval au galop
inarrêtable) ? Le gecko lui s’en fout, il crotte. Sa crotte
colle au drap. Le drap est coloré, vert vif, sec, un peu rêche et
usé, quelqu’un le dépend. Dans la tête derrière l’œil qui
regarde, un gecko bien vivant, bien là, il entretient un lien
d’intimité avec l’été, avec le palmier, sa crotte comme l’âme
apparente de l’animal. Dépendre le linge ouvre au vide de la
pensée, dans ce vide se niche le gecko (l’épais lézard à la
peau grumeleuse), rugueux comme chez Claude Ponti (les personnages),
les doigts du gecko terminés chacun par une ventouse circulaire,
l’imaginaire derrière l’œil, ce n’est pas avoir un lézard
dans la tête, c’est l’histoire du gecko sa généalogie qui se
raconte pendant que les doigts courent sur le tissu rêche (par
endroits usé). Le gecko dont on ne sait presque rien, si ce n’est
son épaisseur, la rugosité de sa peau, la forme un peu pointue à
une extrémité de sa crotte, ses apparitions brèves sur le même
mur à une heure identique qui ponctuent les soirs d’été, notre
étonnement (une curiosité sincère), la course rapide le long du
mur qui fait sursauter qui ouvre les volets au couchant. Avec la
crotte sur les draps, il y a la maigre connaissance de l’invisible,
de ce qui passe, les petits qui s’égarent dans la maison à la fin
de l’été, qu’on tente d’attraper pour reconduire au dehors,
qui laissent leurs petites queues tombées longtemps frétillantes
(dans les escaliers). Pourtant dans le visible, il n’y a que cette
petite chose noire, un peu dure (friable) qui en séchant a pris dans
sa matière quelque fibres du coton usé, et qui fait un très léger
crissement en se détachant du drap. Qu’est-ce donc que cette
crotte ? Un petit tas d’atomes. La matière. Les insectes
mangés. Des déchets de moustiques morts et digérés, qui ne
piqueront plus personne, ne ferons pas râler les touristes de
passage, ceux qui ne prennent pas le temps (de s’habituer aux
piqûres). Dans l’amas minuscule de matière (atomes molécules)
évacué par l’animal, sa présence totémique, nos fantasmes de
tropiques. LA CROTTE. Le lézard au mur chez Robbe-Grillet, la
Jalousie, l’insaisissable répétition des scènes dans le Nouveau
Roman (une époque lointaine ou proche – selon), la fascination
pour le texte quasi-vide, plein du désir. Non, non, ce n’est pas
un lézard, (dans le livre) c’est un scolopendre. La scène du
scolopendre, l’homme qui se lève et le tue, le couple à table,
immobile, la tache au mur – il n’y a pas d’histoire il y a ce
qui se passe – la scène, les personnages, ce que veut dire le
scolopendre, ce qu’il ne veut pas dire, ce qu’il ne dit ou rien,
la tache. Ce que le texte ne dit pas. (Ce que le réel ne dit pas.)
Ce qu’il se passe dans la tête. La crotte de gecko qui fait surgir
l’imaginaire colonial. Le réel qui n’agit en rien, la crotte
immobile qui ne veut rien, la pensée qui pense. La tête qui pense
ou ne pense pas, la tête qui vit sa vie, sa folie de tête. La
jalousie. La chaleur. Les doigts qui ramassent les pinces à linge,
le drap maintenant replié, les tropiques. La scène qui se répète,
l’adultère. La jalousie (c’est un store). Les palmiers qui
voyagent, le chaud, le froid, les containers, les geckos à l’assaut
du monde. De cela rien n’existe, tout est là peut-être, entre la
crotte et le drap. La crotte qu’on peut écraser entre le pouce et
l’index, la petite forme moulée qui devient poussière, les
évocations, poussière de tête à l’intérieur du crâne (le
souffle du vent qui respire). Le chaud qui monte du balcon. Et puis
ce n’est pas un gecko, l’animal (une tarente de Maurétanie).
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Photo. Rémi Fonters, LPO Isère |
(encore un texte né chez François Bon, dans l'atelier d'hiver du Tiers Livre)
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