dimanche 12 septembre 2021

Lent séisme dans Factuel, le magazine franc-comtois

Je reproduis ici, avec l'aimable autorisation de Michèle Tatu, l'article et l'entretien parus dans Factuel Info le 2 septembre dernier. 

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 « Lent séisme » (éditions publie.net), premier roman de Juliette Cortese, a pour cadre Besançon. Sous une plume poétique, l’autrice revient sur la mémoire d’une douleur intime. Son territoire fantaisiste s’ouvre sur un tremblement intérieur. Magnifique.

Gustave a vécu à Besançon dans une vie lointaine ou peut-être proche. On ne sait pas. Il y revient parfois. « C’est de là aussi qu’on vient. Ne pas oublier ce fragment de l’histoire. »

Besançon belle comme jamais. Bleue mélancolie. Dédales de souvenirs enchevêtrés, noués comme les fils d’une broderie savamment ajustée.  Une troupe d’ados joue au tarot dans un petit bar ; ils boivent des blancs-pommes à 9h du matin. A la sortie du lycée, les premiers baisers de langue. Légèreté apparente teintée d’une douleur sourde. 

Que cherche-t-il dans cette ville ? Pourquoi revient-il ? On l’apprend au fil du récit, il est hanté par la trace mémorielle d’un drame non vécu, brutal comme un séisme : Il était dans le ventre de sa mère lorsqu’une tragédie familiale a eu lieu. Comment écrire sur ce qu’il n’a pas vécu et ressenti avec violence ? Comment écrire cette histoire-là sans la tentation d’inventer : « ce dont on ne se souvient pas, on a parfois une urgence à l’inventer, le raconter. »

« L’accident, c’est une histoire douloureuse, sanglante, que je n’ai pas vécue – je n’étais pas vivant, quoique, mais j’étais là...»

Comment trouver les mots pour s’approcher de cette histoire dont il ne connaît que de rares fragments entendus ici ou là ? « L’accident, c’est une histoire douloureuse, sanglante, que je n’ai pas vécue – je n’étais pas vivant, quoique, mais j’étais là – une histoire pleine de morts que je ne connais pas. Alors, je l’ai écrite (…). J’ai inventé des vivants. Ceux qui ont survécu. J’ai écrit leur histoire faute de la connaître. J’ai cherché leurs bribes, je les ai posées sur mon bureau, avec mes lacunes, regardées longtemps, ensemble. Joué avec. Je leur ai bricolé des vies dans mes creux. »

En racontant la ville, les mots s’habillent de couleurs, d’odeurs, d’images et catapultent le narrateur vers un ressenti lointain et diffus. Enseveli peut-être. Mais comment écrire cela ? Comment parler d’un événement sans emprunter le chemin d’une enquête classique, sans chercher la trace des morts dans la mémoire des vivants ? Juliette Cortese ne s‘approche pas de l’événement tragique, elle en évoque les secousses lors de retours dans la ville où chaque pas devient le lieu possible d’une écriture intime. Peu à peu un récit poétique naît par vagues, soubresauts, flux et reflux d’une mémoire étrangement indélébile et pas seulement. Car « Lent séisme » vibre de la naissance de mots détournés de leur territoire habituel. Chant étrange d’une écriture bercée par des voix qui l’accompagnent.

Les flamants roses sont là aux abords d’un bistrot, un orang-outang se bat avec la machine à couper les arbres...

Écrire. Chercher la forme. Oser. Au fil des pages le livre s’écrit, établit une complicité avec le lecteur. Le manuscrit prend corps, balloté au fil des allers et retours vers la ville, rangé dans sa chemise cartonnée orange, curieux mélange de mélancolie et de doute.

La clé est peut-être là : Traverser le pont. Au milieu la vue sur les quais. La sensation d’avant revient, et à la fois, elle n’est plus là. Précisément sentir que la sensation, qui a existé un jour, n’est plus. Sentir que quelque chose n’est plus, sentir ce quelque chose. Une connaissance née de l’absence.

C’est un roman sur l’absence d’images d’un événement tragique et cette absence en fait naître une multitude d’autres imaginées par Juliette Cortese. Toute l’écriture est là et s’invente en tordant le cou au langage. Elle devient exploration. Il y a du vrai et du faux. Le faux est éperdument poétique : un éléphant est assis dans un train et, loin de la mer, les flamants roses sont là aux abords d’un bistrot ou encore, un orang-outang se bat avec la machine à couper les arbres. Dans la gravité, Juliette Cortese explore de manière surréaliste la ville où les manèges caressent les nuages sous le vent et où les toits rouges et pimpants sont rieurs. Les chiens assis aboient et les lapins allument les réverbères. Même s’ils sont difficiles à naître, les mots intérieurs font sourdre un monde à la  beauté insolite.

« Il a raviné, le temps, tout sur son passage. Il a raviné les pluies de l’enfance. Raviné les étés dans la paille. Les champs de maïs. Le temps qui ne passait pas. Il a raviné le temps sur son passage. Les folies, les désespoirs aussi, les nuits blanches et  les retours en taxi. Il a raviné même l’après, le temps durci des premières années de travail, tout ce qui est parti, l’innocence cruelle d’une ville après l’autre, les joies et les rames de métro, Jorge Semprun et même Mano Solo. Sous la même coulée de boue, sous des soleils qui passent. Il a raviné, le temps, tout sur son passage».

En toile de fond, la souffrance animale...

Juliette Cortese ne s’empare pas de l’écriture comme d’un exutoire même si l’origine de l’histoire est là en filigranes. Elle en fait l’enjeu d’un livre poétique, avec en toile de fond, la souffrance animale. Cela n’apparaît pas tout de suite, mais au fil du récit elle se dessine par petites touches. Les bêtes ne ressentent rien disait-on… Il est temps de dire autre chose.

La quête de l’autrice, au fil du récit, devient un jeu de pistes où les mots jaillissent comme de multiples possibilités de dire le monde : elle les fait danser, n’hésite pas à en inventer : "Intérieur ville. Nuit. Le manège dort. Personne ne pleut, ne passe. Il fait rosée. Chevaux ne montent ni ne descendent, seulement somnolent sous des lampes suspendues, longs fils électriques, abat-jour de cuisine. Juste derrière le grand magasin, la place vide. Les escaliers morts. Lumières éteintes du carrousel. Le silence des cris d’enfants. Ciel qui bleuit de loin, au-dessus des toits. Les grands carreaux de pierre de chaque couleur, peu à peu éclairés, s’éveillent. Brillent, faible lueur. Le sol s’ébroue, macadam prêt à craquer, l’enveloppe terrestre."

Julia Cortese soulève le voile de son imaginaire habité par une écriture fantaisiste. Elle secoue les mots de leur silence, les extirpe de leur gangue, les dénude et nous emmène bien au-delà de l’apparent sujet du livre, l’évocation du drame initial.

Cela s’appelle l’aurore…

Lent séisme, 176 pages, 16€ (imprimé), 5,99€ (numérique), est publié aux éditions publie.net 

 

Entretien avec Juliette Cortese

« La poésie est peut-être, en nous, une voix parmi d’autres »

Est-ce qu’on gagne ou perd quelque chose à tenter de mettre des mots sur sa propre histoire ? 

C’est une question difficile ! Il me semble que je ne me pose pas la question de la perte, à travers l’écriture. Si j’écris, c’est que je crois profondément que cela m’apporte quelque chose qui est de l’ordre de la construction plutôt que de la destruction. Mais en y réfléchissant, peut-être qu’en écrivant Lent séisme, j’ai perdu un peu du flou, de l’indéterminé, du caractère informe que revêtent habituellement nos souvenirs – en tout cas pour ceux à partir desquels j’ai travaillé dans l’écriture… Heureusement, il m’en reste beaucoup d’autres…

Dans votre livre, la ville de Besançon, véritable toile de fond, est omniprésente et décrite avec minutie. Vous l’avez traversée à plusieurs reprises lors de l’écriture de votre roman. La mémoire vient-elle en marchant ? 

Je ne suis pas sûre qu’elle vienne davantage en marchant qu’en rêvant. Je crois même que parfois, le retour dans le lieu du souvenir peut nous faire perdre pied, nous faire douter de nos propres souvenirs, qui sont bien plus réels, bien plus précis dans l’espace abstrait de la pensée que lorsqu’on les frotte à la réalité du lieu transformé par le temps.

Pour ce qui est de l’écriture du roman, j’ai effectivement marché dans la ville de Besançon, mais j’ai d’abord écrit de mémoire, sur ce qui, dans cette ville, me touchait et s’était inscrit dans ma mémoire. Il me semble qu’il y a une infinité de couches dans la mémoire : il y a ce qui s’y est inscrit au moment des événements du passé, et puis il y a tout ce qu’on a ressenti en se les remémorant, et donc, au gré des retours dans les lieux de jeunesse, nous ressentons de la nostalgie, de la tristesse, de la joie, une envie de rire... Je pense que c’est d’abord l’affectivité qui nous met en mouvement dans l’écriture. Dans un second temps, j’ai écrit – ça fait parfois rire les lecteurs.trices de l’apprendre – en utilisant un célèbre site internet qui permet de se balader dans n’importe quelle ville depuis chez soi : c’était le seul moyen de faire des descriptions précises des lieux. J’ai d’ailleurs découvert des détails que je n’avais jamais repérés en vivant quotidiennement à Besançon pendant plusieurs années ! C’est seulement après ces deux moments de l’écriture – mémoire puis retour sur les détails – que je suis allée marcher dans la ville. Là, il s’est passé autre chose, une nouvelle couche mémorielle est apparue : la mémoire de ce qu’on a ressenti lorsque les souvenirs ont pris corps dans l’écriture – comme une épreuve au sens de l’imprimerie – et sa confrontation avec le réel de la ville qui s’actualise sous nos yeux. C’est ce qui a fait surgir l’une des voix du roman, Tambour Battant.

« Depuis toute petite, je suis, comme beaucoup de gens, habitée par une ou plusieurs voix qui parlent et commentent ce qui se passe pour moi... »

Il y a la présence d’une sorte de chœur qui accompagne le récit, peut-être des voix, d’où cette idée vous est-elle venue ?

C’est cette multiplication des expériences et des sensations au contact de la mémoire qui a donné naissance à des voix différentes. Depuis toute petite, je suis, comme beaucoup de gens, habitée par une ou plusieurs voix qui parlent et commentent ce qui se passe pour moi ; c’était particulièrement fort à l’adolescence, cette voix occupait une grande place dans ma vie, et c’est une voix littéraire au sens où elle prenait la tonalité, le style, le type d’énonciation du ou des romans que j’étais en train de lire. Aussi, j’avais très envie d’essayer de reproduire cela, cette variété des énonciations, dans un livre. Et puis, il y avait des textes, plus poétiques, qui sortaient de ce cadre-là et qui pourtant me semblaient reliés au corps du même texte. Je me suis dit que la poésie était peut-être, en nous, une voix parmi d’autres. C’est devenu Onde fracassante.

Vous dites « il y a un plaisir un peu malsain à pétrir à pleine main son traumatisme pour en faire une histoire, à se délecter d’une tristesse qu’on n’a pas vécue ». Dans votre livre, il n’y a ni apitoiement, ni incitation au voyeurisme puisque vous ne livrez aucune image, aucune bribe de ce que vous savez. En procédant ainsi, vous mettez le lecteur en position de s’attacher plus à la forme littéraire qu’à la tragédie à l’origine de cet écrit. C’est un livre sur l’acte d’écrire. Une fois ces écueils évités, comment avez-vous trouvé cette forme originale ?

Pour être tout à fait sincère, je dois dire que Lent séisme est en partie né du travail mené sur un autre texte, qui traite plus directement du drame dont il est question dans les deux textes. Il est issu des questions que me posaient l’écriture de cet autre texte. C’est sans doute parce que je l’ai fait autre part, que j’ai pu éviter de m’appesantir sur cette partie de l’histoire dans Lent séisme. De ce fait, ce roman tourne autour d’un creux, d’une absence. Pour écrire un texte autour d’un vide, j’ai eu besoin de déplier les différentes facettes du personnage, de les mettre en scène dans leurs délibérations, leurs contradictions, leurs tourments. Par ailleurs, ce travail autour de l’absence coïncidait avec mon désir d’écrire sur la mémoire, qui, elle aussi, entretient un lien particulier avec ce qui n’est pas là, plus là…

« La première chose contre laquelle on se bat, dans l’écriture, c’est une partie de soi-même : la censure intérieure, le regard dépréciatif et les petites voix pénibles qui, si on les écoute, nous font tout arrêter. »

« La ville est une machine à fiction » écrivez-vous et, ailleurs, « ma mémoire est une tombe indécise ». Est-ce pour cela que vous inventez un univers poétique, un bestiaire qui nourrit le récit de touches surréalistes ?

C’est une question complexe : qu’est-ce qui fait qu’on invente ? C’est d’ailleurs ce qui est en jeu dans Lent séisme : Que se passe-t-il quand Gustave écrit ? Par quelle espèce de magie naît la fiction ? Comment s’articulent les événements de sa vie passée et présente avec ce qu’il écrit ? Quelle forme prennent ces événements, une fois symbolisés par le truchement de l’écriture ? Pour le bestiaire, je crois que j’ai laissé la place à une symbolisation spontanée de certains ressentis. Je pense que c’est une production de l’inconscient, c’est ce qui se passe quand on «laisse venir ». Ça ne peut pas être programmatique, c’est pour ça que les phrases que vous citez viennent plutôt en aval du processus, comme un constat, plutôt qu’en amont. La particularité de Lent séisme, c’est d’être issu d’une écriture assez pulsionnelle, puis composé dans des après-coups successifs qui lui ont donné sa forme actuelle : du texte, et des regards sur le texte.

A un moment donné, vous vous laissez prendre par l’écriture : les mots tombent : le « Laisse venir » ; contre quoi faut-il se battre jusqu’au moment où l’écriture arrive ?

C’est peut-être un poncif, mais je crois que la première chose contre laquelle on se bat, dans l’écriture, c’est une partie de soi-même : la censure intérieure, le regard dépréciatif et les petites voix pénibles qui, si on les écoute, nous font tout arrêter. Et puis des craintes, qui ont à voir à la fois avec soi et avec l’extérieur.

A force de travail, on gagne la bataille contre la censure intérieure, à la condition d’avoir toujours des bataillons en état de marche, c’est-à-dire des outils pour détourner l’attention de la censure, éteindre temporairement la négativité qui nous assaille. En atelier d’écriture, les propositions d’écriture servent précisément à cela. J’ai pu m’appuyer notamment sur celles de François Bon, qui, sur son site Tiers Livre, consacre une belle énergie, généreuse et communicative, à ouvrir des voies possibles pour l’écriture. D’une manière générale, écrire, c’est trouver une organisation temporelle et psychique qui permette d’échapper à ce qui nous empêche, en focalisant son attention sur un point précis pour dépasser les obstacles. Le lien avec l’éditeur est essentiel : j’ai eu la très grande chance de travailler avec Guillaume Vissac, directeur éditorial chez Publie.net, dont l’accompagnement, soutenant et exigeant, a été vraiment précieux ; Lent séisme ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans ses nombreux retours et lectures.

D’autre part, lorsqu’on écrit à partir de sa propre histoire, les craintes portent sur le dévoilement  produit par l’écriture, parce que l’histoire ne concerne jamais que celui ou celle qui la traverse. On n’est pas à armes égales contre la crainte d’exposer son entourage, notamment parce que c’est une crainte qui a un fondement objectif indéniable : on l’a vu encore récemment avec l’exemple d’Emmanuel Carrère, certains livres blessent les proches de ceux qui les ont écrit. Pour moi, c’est quelque chose de très angoissant, qui demande du temps pour être élucidé. Cette angoisse, on la retrouve chez Gustave, le personnage de Lent séisme ; la nécessité de la dépasser est une autre « machine à fiction ».

vendredi 6 août 2021

"Ils" : NatYot à l'os du Nous

Bien longtemps que je n’ai parlé ici d’un livre. Je prends le temps de le faire aujourd'hui parce que celui-ci vaut son pesant de littérature. 

J’ai dévoré les Ils de NatYot après l’avoir entendue en lire quelques extraits à la fin du mois de juin, Au bord du monde. Je l'ai encore entendue la semaine dernière lors d'une très belle soirée consacrée aux Éditions la Boucherie Littéraire à la Librairie Prose Café, et j'ai trouvé ce texte encore plus bouleversant, dans ce qu'il dit en creux. 

Si vous pensez que la fonction du poète ou de la poétesse est de manger la pulpe du monde pour nous en livrer le noyau brillamment nettoyé, lisez les "Ils". 

Ils, c'est 33 textes qui s'enchaînent pour dire, ou même montrer, les moments de la vie des humains qui vivent par chez nous. Je dis montrer parce que la poétesse NatYot y travaille à la façon d'une grande enfant qui examine et redessine notre monde commun par le bout d'une drôle de lorgnette. Ce serait trop simple de dire que la singularité du regard fait l'universel du propos. C'est surtout une affaire de dépouillement, de simplicité qui nous fait voir, comme depuis un dehors du monde, le squelette de nos vies, l'armature de nos moment collectifs. 

ils se félicitent de leur avancée

dans le combat du problème

ils se donnent la force de continuer

ils font bloc

parfois certains craquent

parce qu'ils n'avancent pas

ils reculent

les autres réconfortent comme ils peuvent

ils disent que rien n'est perdu

ils disent que le chemin est long

ils proposent des astuces pour tenir

jusqu’à la semaine prochaine

des gestes d'affection circulent

(tape dans le dos ou main sur l'épaule)

pour montrer qu'ils font bloc 

qu'ils ne sont pas seuls

En lisant Ils, je n'ai cessé d'admirer le travail, l'effort pour regarder à la fois de très près et de très loin - dans une gymnastique un peu extraterrestre - ce qui fait événement, du plus banal (un repas de famille, des courses au supermarché) au plus mémorable (un déménagement, une naissance, une bagarre) ou traumatique (un viol, un accident de voiture).

Tout y passe, ou presque (il doit rester de quoi faire un deuxième tome et on l'attend !). Tout est mis à plat. Placé en quelque sorte sur un plan commun, orienté selon un axe identique, mais jamais immobile. Nos actions collectives sont examinées avec la même distance, depuis un point de vue précis, ouvragé, construit, extrêmement cohérent. Une distance à la fois lointaine et proche, jamais insensible ou méprisante. Et c'est un point de vue qui œuvre sans cesse à son propre décalage. Le travail de l'artiste, ici, est de juxtaposer les événements à la bonne place, et de jouer de ses possibilités de déplacement dans le langage pour les saisir sous plusieurs angles. 

Le langage, il est nommé dans le sous-titre, "défaut de langue", comme l'ultime pas de côté pour dire que décidément, malgré le travail poétique et quelle que soit la peine qu'on se donne à chercher la juste distance, le langage nous met toujours en défaut et altère "ce qui sort de la bouche". Les ils ne montrent pas les elles, et pourtant elles sont là.

Ils, défaut de langue est une tentative radicale pour soustraire le regard poétique aux préjugés et échapper aux représentations dominantes, y compris et même si celles-ci sont incluses dans la matière même du texte. Et c'est justement par la précision de l'écriture que NatYot surmonte l'obstacle pour toucher du doigt autre chose que la question du genre dans la langue : la délicate vacuité de notre être ensemble.

Texte après texte, NatYot construit un regard ethno-poétique, ou peut-être une sorte d'éthologie poétique pour étudier, d'un œil mi-amusé mi-surpris, le comportement des animaux humains. C'est drôle, ça grince, ça révèle les sous-vêtements du social. Et c'est un geste philosophique bien sûr, puisqu'on en sort un peu plus lucide sur l'absurde petitesse de nos existences. 

 

Nat Yot, Ils - défaut de langue, Collection "Sur le billot", Éditions La Boucherie Littéraire, 2021


Note : Je me suis retenue jusqu'ici de lire les critiques d'autres, comme celles de  Claro ou Les amis du Grain des mots, le temps d'écrire ce billet. Maintenant je vais pouvoir y aller, peut-être que vous aussi ? 

 

mardi 27 avril 2021

Semainier #13 Condenser les rêves, la chute de Marylin et des affaires de temps

L’étape des mailings à propos des livres est derrière moi. C’était un passage important qui m’a demandé pas mal d’énergie, un travail intérieur. J’ai pris une semaine de vacances qui m’a permis de me rendre compte que j’étais vraiment épuisée. J’ai recommencé à travailler hier, sans parvenir à consacrer du temps à l’écriture, juste finalisé les envois des X tentatives. Cette semaine, j’ai planifié les temps d’écriture le matin, en pensant que je serais plus efficace. Jusqu’ici, je prévoyais de travailler le matin, d’écrire l’après-midi. Or, souvent, le travail du matin déborde sur l’après-midi, et je ne me mets réellement à l’écriture que tard dans la journée.

Ce matin, j’avais mis mon réveil très tôt pour voir si la Super Lune était visible, mais elle était dans les Super Nuages. J’ai donc repoussé le réveil. J’avais prévu d’aller courir, mais j’ai préféré repousser encore. Je me suis finalement levée deux heures plus tard que prévu. Je crois que je repousse plus facilement le réveil quand j’ai prévu d’écrire. Comme si les instants de demi-sommeil  appartenaient déjà à l’écriture. Ces deux heures ont été pleines de rêves de toutes sortes, j’y ai croisé plein de gens, j’en ai attendu certains, qui ne sont pas revenus. C’est souvent comme ça : je rêve sur le matin. Les rares fois où je parviens à dormir « sur le matin », je rêve intensément. Sur le matin, c’est une jolie expression, j’ai envie d’écrire à propos des rêves. Parce que c’est une matière tellement impossible à attraper. Mes rêves me parlent dans une langue qui n’existe pas. Toute tentative de les mettre en mot les fait s’évanouir, comme un courant d’air fait disparaître un nuage de buée très fine. Il faudrait trouver un moyen de condenser les rêves, une vitre froide sur laquelle le nuage de buée viendrait, sitôt émis, se déposer et former un drôle de dessin. On pourrait alors lire le rêve sur la vitre, ou même dessiner dedans avec son doigt. Mais serait-ce vraiment plus simple, de cette façon, de raconter le rêve ?

Pour revenir à l’équilibre travail / écriture : c’est toujours étrange de distinguer par ces mots deux choses qui appartiennent en réalité au registre du travail. C'est comme si l’écriture n’était pas un travail. Alors que désormais, avec le travail éditorial et le travail de promotion des livres, il y a d’autres formes de travail qui prennent de la place, du temps, une énergie que je ne consacre pas à l’écriture. Or ces activités s’inscrivent, dans mon agenda, dans les temps consacrés à l’écriture. Pour compliquer le tout, dans mon temps de travail (rémunéré j’entends) je consacre de plus en plus de temps à l’écriture. L’écriture de mon travail, le développement sur la page de mes réflexions sur mes activités de travail m’aide à prendre des décisions, à inventer des dispositifs, à répondre aux demandes de mes clients d’une manière qui leur convienne et me convienne. Autrement dit, dans le travail, l’écriture ouvre un espace qui me permet de faite la netteté sur mon désir. Et de garder vivant ce qui est important pour moi dans ce travail. Par ailleurs, les activités comme les ateliers d’écriture ou les formations autour de l’écriture font partie de mon activité professionnelle, rémunérée. Les deux espaces à distinguer seraient plutôt : d’une part, ce que je fais pour gagner de l’argent ou pour promouvoir mon activité d’écriture, mon statut d’autrice et d’animatrice d’ateliers d’écriture ; d’autre part, le temps véritablement consacré à la création. L’écriture de ce journal est un entre-deux, un point de passage entre ces deux espaces. Et puis la création se passe à n’importe quel moment, en dormant, en rêvant, en faisant à manger, en marchant… Autant de moments qui ne peuvent pas être inscrits dans l’agenda. Bon. Il faut bien reconnaître que j’ai une petite obsession avec l’agenda. Inscrire frénétiquement les choses dans l’agenda me tient dans l’illusion de maîtriser non seulement le temps, mais de maîtriser aussi cette force insaisissable qui fait que parfois j’écris un poème au lieu de cuisiner, ou que je vais lire mes mails de travail au moment où j’ai prévu d’écrire. Il y a un caractère incoercible, proprement ingérable, inagendable, de l’activité humaine ; je crois qu’on la nomme parfois procrastination, parfois improvisation, ou même sérendipité…

… pendant ce temps-là, je m’aperçois, non sans une pensée pour Anne Savelli, que mon poster de Marylin par Bert Stein ne tient plus au mur depuis que j’ai réagencé mon bureau : il va falloir que je trouve une solution pour le raccrocher…

mercredi 31 mars 2021

Semainier #12 Rejoindre l'écriture passe par la métaphore

31 mars 2021

Alors il faudrait écrire pour rejoindre l’écriture ? C’est le projet, en tout cas. C’est vrai, pour écrire, il faut bien commencer à écrire. Actionner les mécanismes, comme dit Philippe Castelneau dans nos derniers échanges, qui sont à la fois fructueux et encourageants. Qu’est-ce qui peut faire passage, pour moi, de l’ordinaire de la vie à l’écriture ? A cette heure-ci, au moment d’entamer les trois heures d’écriture qui sont inscrites dans mon agenda, au moment de me remettre à écrire pour le roman en cours, je suis envahie pas mon travail. Une nouvelle demande d’intervention, une curiosité pour les pistes qu’elle ouvre, des perspectives de réflexion, d’action, des équipes à accompagner. Des pensées pour d’autres chantiers qui me ramènent eux aussi à l’agenda du travail : est-ce que j’ai noté de rappeler untel ? comment se cale l’agenda de la fin d'année si j’essaie d’y intégrer cette possible nouvelle intervention ? aurai-je toujours le temps que j’ai prévu pour l’écriture si je réponds à cette nouvelle demande ? Etc.

J’ai envie d’un thé. Ce n’est plus l’heure, mais je vais m’en préparer un quand même, tant pis si je ne dors pas. J’en profite pour manger du chocolat, beaucoup. Parler avec mon fils, chahuter un peu, profiter de sa présence, de sa bonne humeur. En écrivant ces mots, je me rends compte que ce que je suis en train d’écrire, ce passage de mes notes est déjà adressé. Je le remarque aux corrections que j’effectue au fil du texte. Je ne prendrais pas la peine de rectifier de cette façon si je n’avais pas déjà en tête que ce passage irait bien dans le semainier.

En fait, la bascule entre l’écriture pour soi et l’écriture pour le journal sur le blog s’est faite dans la cuisine, un peu avant l’arrivée de mon fils. Pendant que l'eau chauffait pour le thé, je regardais par la fenêtre en réfléchissant à cette histoire de passage vers l’écriture. M’est venue l’image d’une passerelle, un pont de singe - j'avais écrit pont de signe... sûr que cette "faute qui frappe" aurait plu à Erika Fulop, ou le lapsus à l'ami Lacan - ou un étroit sentier pour rejoindre un lieu autre, une destination qu’on fait l’effort de rejoindre parce qu’on sait qu’on y est bien. J’ai imaginé que j’allais écrire au sujet de ce passage pas très facile, un peu vertigineux, qu’on se force à emprunter pour parvenir là où on veut. Et j’ai su que quand je l’aurais fait, presque avec certitude, j’y serais. De l’autre côté du passage.

M’est venue la phrase : rejoindre l’écriture passe par la métaphore.

C’est comme ça que ça s’est présenté pour moi, aujourd’hui, en faisant un thé.

Maintenant, la première tasse est bue. Le temps a passé dans l’écriture. L’écriture s’est passée, elle a pris un certain temps. Son temps pour passer.

Et j’hésite : vais-je aller publier ce billet sur le blog immédiatement ? Le temps de chercher une image et de faire les inévitables et toujours nombreuses corrections qui viennent une fois le texte collé dans l’éditeur du blog, il se sera écoulé trente minutes de plus, sans doute. Me resteront donc deux heures. Deux heures, si je suis satisfaite, si je suis concentrée, si je suis soutenue par la brève satisfaction de la publication d’un billet de blog, soutenue par la possible lecture par des yeux amis, si je suis chaude, lancée, réchauffée par ce premier trajet dans l’écriture, cette traversée pour rejoindre le lieu qui m’intéresse… Deux heures, c’est beaucoup.

Mais au fait, le pont ? Tiens, la métaphore annoncée ne s’est pas dessinée dans le texte. Peut-être que ça suffit. Peut-être une prochaine fois. Peut-être que c’est à vous de dire comment sont vos chemins, vos ponts et vos sentiers, vos passages, pour y aller…

lundi 22 mars 2021

Semainier #11 Quelque chose à dire sans attendre l'écoulement de la semaine

 21-22 mars 2021

De nouveau la tentation d’écrire à propos de ne pas écrire.

Le travail éditorial : pour l’heure, une fatigue énorme, et en comparaison une minuscule satisfaction d’avoir abouti. Une question lancinante au creux du corps, alors que les livres s’apprêtent à sortir : à quoi bon publier des livres, si pendant tout ce temps je n’ai plus le temps d’écrire ? Comment survivre au décalage irrémédiable entre le moment de l’écriture (celui de la mise en œuvre du désir) et le moment de l’hypothétique lecture par des inconnu.e.s (celui d’une gratification attendue et probablement fictive) ?

Réponse (provisoire ?) : avoir écrit (avoir mis en œuvre son désir) ; avoir poussé les textes au niveau d’exigence maximal possible à ce moment-là, être allée au bout (se donner cette gratification à soi-même).

Après écoute de François Bon sur Patreon à propos d’écriture, à propos de méthodologie pour écrire un livre, à propos de peut-on encore écrire des histoires aujourd’hui, ce qui remue au fond de moi c’est le texte à venir, le roman entamé dans l’atelier l’été 2020, et abandonné pour cause de nécessaire concentration sur Lent séisme, après que Publie.net ait confirmé vouloir l’éditer.

Revenons à juillet 2020, donc. Cette folie de toujours croire que je peux faire dix trucs à la fois. Me fixer des échéances, planifier, me comporter avec moi-même comme une sorte de contremaître brutal... En arriver à me rendre compte que j’étais au bord du craquage, du trop, au bord de brûler dehors comme on dit.

Mars 2021 ? Grosse fatigue, et pourtant le désir d’écrire pousse son museau, la nappe souterraine qui n’a jamais arrêté de sinuer dans les cavités internes, une idée, un décor, écrire ceci, faire tel personnage comme cela, ajouter telle anecdote, une note par-ci, trouver un procédé pour articuler le monde social autour et dans l’intimité des personnages, une question par là, est-ce que je vais y arriver, est-ce que je vais m’y mettre, comment je vais m’y prendre cette fois ? Retournerai-je aux ateliers, aux vidéos de François ? Quel sera le matériau de construction, les briques, le ciment, les parpaings... Coulerai-je des dalles ? Faut-il écrire le journal du texte à écrire avant le texte lui-même ? Quel chemin d’approche pour ce qui se nomme cette fois-ci projet, qui m’inquiète justement par son caractère possiblement programmatique, là où les autres se sont écrits « en tas » (je crois bien que l'expression me vient de JD, du groupe des ateliers du Tiers Livre), dans une liberté de ce qui vient – constituant une énorme (mais non insurmontable) difficulté au moment de structurer l’ensemble comme une narration continue, lisible par autrui ?

Cette histoire de journal d’écriture, c’est aussi la question de l’adresse. Est-ce que j’écris mon journal pour moi-même, pour déplier les sinuosités réflexives et en savoir un peu plus à propos de ce que je pense qu’il faudrait faire ? Dans ce cas, j’y parlerai du texte à venir avec des détails sur l’histoire, le contexte, des précisions à propos des personnages, ce sera en quelque sorte un pré-texte. Un prétexte à l’écriture, et un avant-texte destiné à accoucher l’après-texte…

Est-ce que j’ai envie d’adresser ce texte ? C’est-à-dire : est-ce que j’ai envie que d’autres puissent lire la somme progressivement constituée par ces notes ? Est-ce que j’ai envie d’écrire ce carnet de telle façon qu’il soit compréhensible à d’autres et donne envie, peut-être, de lire le texte dont il accompagne la production (le lire dans un espace-temps qui n’a pour l’instant aucune espèce de possibilité concrète vu que le texte, et son pré-texte, ne sont même pas écrits) ?

C’est drôle, il me fallait l’écrire pour répondre. C’est non. Je n’ai pas envie de dévoiler le dessous de ce qui se trame dans l’écriture à venir. J’ai besoin de le garder jalousement. C’est un peu drôle de dire ça ici, dans un journal d’écriture sis sur un blog destiné à être lu. Il y aura donc un autre journal. Un carnet de l’écriture en cours, une parole de soi à soi sur le processus en train de se faire.

[ Relisant ces lignes le jour suivant, je repense  - tellement évident que je ne l'avais pas vu - à Walter Benjamin, dans Sens unique : "Parle si tu veux de ce qui est terminé, mais au cours du travail n'en lis aucun passage à autrui. Toute satisfaction que tu te donnes ainsi ralentit ton rythme. En suivant ce régime le désir sans cesse croissant de communiquer  finira par devenir un mobile pour achever l’œuvre." Et, plus loin : "Ne laisse passer aucune pensée incognito, et tiens ton carnet de notes avec autant de rigueur que les autorités tiennent le registre des étrangers." Je m'étais promis il y a peu, d'écouter ses conseils. Promesse réitérée. ]

Rien n’empêche d’écrire le carnet de notes comme un texte adressé et de le partager un jour, plus tard, ou jamais. Cela revient à se demander si l'adresse, même potentielle, à des pairs, des ami.e.s, des auteur.e.s supposé.e.s comprendre ce qui est en jeu, n'est pas aussi le moteur du carnet ? Peut-être, peut-être pas. On verra. 

En attendant, le journal du texte à venir se dessine comme porte d’entrée pour lutter contre  l'abattement et utiliser la procrastination pour laisser trace du chemin (j’allais dire optimiser… non mais oh, la contremaître intérieure, on se calme !) laisser le chemin ouvert jusqu'à la prochaine fois, laisser le chantier ouvert et ouverte la pensée sur le livre à venir. Peut-être une manière de conjuguer la dimension du projet avec la nécessité de laisser venir ce qui vient pour échapper au risque du programme de travail qui stérilise l’écriture ? 

[Écrivant ceci, je me demande si la fonction de ce semainier sur le blog n'est pas de produire un cadre pour mon travail d'écriture, un cadre qui deviendrait alors plus réel, impliquerait un engagement plus intense parce qu'énoncé devant d'autres ?]

Il reste la frustration ; les bouquins à lire pour SOIR TEXTE qui s’empilent alors qu’arrive le changement d’heure - date supposée être la FIN du cycle SOIR TEXTE jusqu’au prochain changement d’heure à l'automne ; les poèmes qui restent dans la tête et ne veulent pas venir sur le papier, ou alors la main trop fatiguée pour les y conduire ; les blogs pas lus, les commentaires pas posés, les vidéos pas vues, les messages pas envoyés aux copain.e.s, etc... 

Il reste les mailings à faire pour les livres qui vont sortir, les libraires à contacter pour leur proposer d’en prendre en dépôt, les posts sur les réseaux sociaux, les démarches pour vendre, partager ces livres, une fois qu’ils existent…

Il reste aussi à faire que les publications sur le web restent sincères en temps de parution / promotion des livres. La question de ce qu’on fabrique sur les réseaux sociaux – pour qui, pourquoi, comment on parle ? La lutte (perdue d’avance ?) qu’il faut mener pour que l’algorithme nous laisse une chance de se dire des choses authentiques. Qu'est-ce qu'on dit sur Facebook ou Twitter qui ne soit transformé par la machine ? Comment distinguer les registres de nos prises de parole ici ou là ? Quelle fonction pour les blogs alors, si ce n'est d'être déjà un peu abrités des décisions algorithmiques ? ... Ça, faudrait creuser, j’y reviendrai.


mardi 16 mars 2021

Semainier #10 Deux ans après, ce qui a changé ou pas


A nouveau, journal.

Plus d’un an sans écriture sur le blog. Presque deux ans d’interruption du journal. C’est beaucoup.

Le temps a filé mais personne ne sait vraiment où.

14 mars, j’écris : "conjonction de trois choses ou menus événements : lecture de la lettre « Rien que du bruit » de Philippe Castelneau qui évoque son journal d’écriture / ne plus écrire parce que je suis accaparée par les travaux qui ont trait à la publication concomitante de mes deux premiers livres (un roman chez Publie.net et un ensemble de textes de poésie en prose chez Gros Textes) – comme pour les jumeaux on ne saura jamais quel est véritablement le premier, alors même qu’ils sont très différents / parution d'un article « méthodo » de François Bon sur Patreon."

Et voilà que je recommence à croire en la possibilité d’un journal d’écriture. J’ai tellement à dire à propos de ce qui arrive en ce moment, et à la fois tellement peu de temps pour le dire, et même pour le penser…

Je suis irrégulière. Je fais un métier instable. J’ai un volume de boulot irrégulier. Je dois être au fond, un peu instable, et je ne rêve que de routines. J’installe des routines strictes, par moments, qui ne durent jamais. On dirait que j’ai besoin de l’instabilité autant que de la routine. J’aimerais que la vie soit un long fleuve très calme, qui s’écoule sans à-coups.

Et pourtant, je construis sans arrêt des barrages.

En ce moment, je finis de relire la première épreuve de Lent séisme, mon roman à paraître chez Publie.net. Le roman est fini d’écrire (écrit ?) depuis un certain temps, mais le travail de finalisation dépasse de loin, en durée, tout ce que j’aurais pu imaginer avant d’y travailler. C’est un travail d’endurance, qui consiste à se replonger dans un texte qui est déjà devenu ancien. De cela Guillaume Vissac parle très précisément ici, dans le Carnet de Bord de la maison d'édition. Parfois, j’en ai marre, de ce retour à l'ancien. Une partie de moi ne veut pas relire, par crainte de détester le texte. Alors je relis Lent séisme à l’envers, depuis la fin en direction du début, pour traquer les coquilles et vérifier la mise en page sans me laisser assaillir par des questions sur la narration.

J’ai un autre roman, qui est bien avancé. Parfois, je pense qu’il est fini. Terminé. Mais plus je laisse du temps s’écouler entre le moment, passé, de son écriture et ma position qui s’éloigne dans le présent, plus je lis d’autres romans dont le projet me semble s’approcher de celui que je portais initialement, pour mon roman – autrement dit, du roman dont je rêve – plus je me dis qu’il n’est pas fini, qu’il est trop imparfait, qui lui manque vraiment trop de choses pour que je le laisse partir comme ça. Et à l’idée de ce qu’il faudrait faire pour qu'il s'approche un peu plus de ce dont je rêve, j’ai de nouveau cette sensation de vertige depuis le sol, de pied-du-mur dont j’ai déjà parlé ici* et là**. Le vertige depuis le sol, j’ai appris à le surmonter avec Lent séisme, c’est-à-dire à dépasser la crainte de ne jamais y arriver pour parvenir à me mettre au boulot, pied-à-pied avec le mur, et finir par le franchir. Mais là, il se passe autre chose. Je désire écrire du neuf. J’ai une grande hâte intérieure d’écrire un autre roman dont le flux s’avance dans ma tête. Ses eaux, fraîches, neuves, revigorantes, sont en train de s’accumuler derrière le barrage constitué par la finalisation puis le travail autour de la diffusion des deux livres à paraître et la réflexion sur le deuxième roman, achevé ou pas.


Me voilà en train de taper une recherche sur le web avec les mots clés "lâcher d’eau barrage", histoire de voir concrètement comment ça peut se passer… Hum. Ça fait un peu peur. Lorsque l’eau accumulée en amont du barrage est lâchée d’un coup, elle forme un énorme panache blanc. Cette image n’a rien à voir avec la sorte de lent labeur que représente l’écriture d’un roman. Pas même avec le début. Sauf à l’imaginer comme un jaillissement, une débauche d’énergie finalement assez inutile. Un gâchis. Voire un ravage. 

Bon. Tout bien considéré, peut-être que le retour au journal qui a lieu ici et maintenant correspond à une petite percée dans le barrage, une perforation de taille modeste dans ce qui retient l’écriture, pour éviter que la pression ne soit trop importante au moment du lâcher d’eau. 

Pour éviter le ravage de la poussée trop forte.

Alors il va falloir en percer des trous, un peu partout dans le barrage. 

 

***

 

PS : Compte tenu du caractère répétitif et involontaire des métaphores conjuguant l'eau et le dénivelé dans ce journal, j'ai jugé utile de glisser ci-dessous les citations de mes anciens billets de blog

 * 26 avril 2019 - "Mais devenir auteure, autrice, supporter ce pesant bagage, la grosse valise pleine de mes empêchements. Une image pour dire ? Prenez une chute d'eau. Regardez ce qui se passe en bas, là où l'eau choit en masse puissante. Vous voyez cette espèce de tourbillon vertical très dangereux dont vous croyez sans cesse sortir mais non, vous replongez tout au fond ? Et bien c'est à cet endroit précis que je me trouve. A chaque fois que je me crois sortie des doutes et questionnements qui m'entravent, qui m'empêchent de dire "oui oui, c'est moi, j'écris, oui, je cherche, un peu..." et "oui oui, je vais y consacrer plus de temps, aller au bout d'un texte, l'envoyer à un éditeur, essayer de faire quelque chose avec ça.... et bien là, même là maintenant au moment d'écrire cela, je suis emportée vers le fond, le courant plus fort que toutes mes espérances, la masse d'eau qui dit "quoi !? mais quelle prétention, quel orgueil ! Non mais... pour qui elle se prend !!?? [...]"

** 12 mai 2019 - "Quand vient le moment d’attraper le texte dans son ensemble, de le secouer, d'en questionner l’agencement, ce qui vient avant ce qui vient après... Je me trouve au pied d’un haut mur avec un sentiment de noyade. Imaginez que vous êtes devant un grand mur lisse, voire un peu visqueux du fait de ce qui a pu pousser le long du mur, du fait de la présence continue de l’eau, et que vous êtes supposé.e grimper le long de ce mur. Il n’y a aucune prise, de là où vous êtes vous ne voyez aucune d’alternative..."