21-22 mars 2021
De nouveau la tentation d’écrire à propos de ne pas écrire.
Le travail éditorial : pour l’heure, une fatigue énorme, et en comparaison une minuscule satisfaction d’avoir abouti. Une question lancinante au creux du corps, alors que les livres s’apprêtent à sortir : à quoi bon publier des livres, si pendant tout ce temps je n’ai plus le temps d’écrire ? Comment survivre au décalage irrémédiable entre le moment de l’écriture (celui de la mise en œuvre du désir) et le moment de l’hypothétique lecture par des inconnu.e.s (celui d’une gratification attendue et probablement fictive) ?
Réponse (provisoire ?) : avoir écrit (avoir mis en œuvre son désir) ; avoir poussé les textes au niveau d’exigence maximal possible à ce moment-là, être allée au bout (se donner cette gratification à soi-même).
Après écoute de François Bon sur Patreon à propos d’écriture, à propos de méthodologie pour écrire un livre, à propos de peut-on encore écrire des histoires aujourd’hui, ce qui remue au fond de moi c’est le texte à venir, le roman entamé dans l’atelier l’été 2020, et abandonné pour cause de nécessaire concentration sur Lent séisme, après que Publie.net ait confirmé vouloir l’éditer.
Revenons à juillet 2020, donc. Cette folie de toujours croire que je peux faire dix trucs à la fois. Me fixer des échéances, planifier, me comporter avec moi-même comme une sorte de contremaître brutal... En arriver à me rendre compte que j’étais au bord du craquage, du trop, au bord de brûler dehors comme on dit.
Mars 2021 ? Grosse fatigue, et pourtant le désir d’écrire pousse son museau, la nappe souterraine qui n’a jamais arrêté de sinuer dans les cavités internes, une idée, un décor, écrire ceci, faire tel personnage comme cela, ajouter telle anecdote, une note par-ci, trouver un procédé pour articuler le monde social autour et dans l’intimité des personnages, une question par là, est-ce que je vais y arriver, est-ce que je vais m’y mettre, comment je vais m’y prendre cette fois ? Retournerai-je aux ateliers, aux vidéos de François ? Quel sera le matériau de construction, les briques, le ciment, les parpaings... Coulerai-je des dalles ? Faut-il écrire le journal du texte à écrire avant le texte lui-même ? Quel chemin d’approche pour ce qui se nomme cette fois-ci projet, qui m’inquiète justement par son caractère possiblement programmatique, là où les autres se sont écrits « en tas » (je crois bien que l'expression me vient de JD, du groupe des ateliers du Tiers Livre), dans une liberté de ce qui vient – constituant une énorme (mais non insurmontable) difficulté au moment de structurer l’ensemble comme une narration continue, lisible par autrui ?
Cette histoire de journal d’écriture, c’est aussi la question de l’adresse. Est-ce que j’écris mon journal pour moi-même, pour déplier les sinuosités réflexives et en savoir un peu plus à propos de ce que je pense qu’il faudrait faire ? Dans ce cas, j’y parlerai du texte à venir avec des détails sur l’histoire, le contexte, des précisions à propos des personnages, ce sera en quelque sorte un pré-texte. Un prétexte à l’écriture, et un avant-texte destiné à accoucher l’après-texte…
Est-ce que j’ai envie d’adresser ce texte ? C’est-à-dire : est-ce que j’ai envie que d’autres puissent lire la somme progressivement constituée par ces notes ? Est-ce que j’ai envie d’écrire ce carnet de telle façon qu’il soit compréhensible à d’autres et donne envie, peut-être, de lire le texte dont il accompagne la production (le lire dans un espace-temps qui n’a pour l’instant aucune espèce de possibilité concrète vu que le texte, et son pré-texte, ne sont même pas écrits) ?
C’est drôle, il me fallait l’écrire pour répondre. C’est non. Je n’ai pas envie de dévoiler le dessous de ce qui se trame dans l’écriture à venir. J’ai besoin de le garder jalousement. C’est un peu drôle de dire ça ici, dans un journal d’écriture sis sur un blog destiné à être lu. Il y aura donc un autre journal. Un carnet de l’écriture en cours, une parole de soi à soi sur le processus en train de se faire.
[ Relisant ces lignes le jour suivant, je repense - tellement évident que je ne l'avais pas vu - à Walter Benjamin, dans Sens unique : "Parle si tu veux de ce qui est terminé, mais au cours du travail n'en lis aucun passage à autrui. Toute satisfaction que tu te donnes ainsi ralentit ton rythme. En suivant ce régime le désir sans cesse croissant de communiquer finira par devenir un mobile pour achever l’œuvre." Et, plus loin : "Ne laisse passer aucune pensée incognito, et tiens ton carnet de notes avec autant de rigueur que les autorités tiennent le registre des étrangers." Je m'étais promis il y a peu, d'écouter ses conseils. Promesse réitérée. ]
Rien n’empêche d’écrire le carnet de notes comme un texte adressé et de le partager un jour, plus tard, ou jamais. Cela revient à se demander si l'adresse, même potentielle, à des pairs, des ami.e.s, des auteur.e.s supposé.e.s comprendre ce qui est en jeu, n'est pas aussi le moteur du carnet ? Peut-être, peut-être pas. On verra.
En attendant, le journal du texte à venir se dessine comme porte d’entrée pour lutter contre l'abattement et utiliser la procrastination pour laisser trace du chemin (j’allais dire optimiser… non mais oh, la contremaître intérieure, on se calme !) laisser le chemin ouvert jusqu'à la prochaine fois, laisser le chantier ouvert et ouverte la pensée sur le livre à venir. Peut-être une manière de conjuguer la dimension du projet avec la nécessité de laisser venir ce qui vient pour échapper au risque du programme de travail qui stérilise l’écriture ?
[Écrivant ceci, je me demande si la fonction de ce semainier sur le blog n'est pas de produire un cadre pour mon travail d'écriture, un cadre qui deviendrait alors plus réel, impliquerait un engagement plus intense parce qu'énoncé devant d'autres ?]
Il reste la frustration ; les bouquins à lire pour SOIR TEXTE qui s’empilent alors qu’arrive le changement d’heure - date supposée être la FIN du cycle SOIR TEXTE jusqu’au
prochain changement d’heure à l'automne ; les poèmes qui restent dans la
tête et ne veulent pas venir sur le papier, ou alors la main trop
fatiguée pour les y conduire ; les blogs pas lus, les commentaires pas posés,
les vidéos pas vues, les messages pas envoyés aux
copain.e.s, etc...
Il reste les mailings à faire pour les livres qui vont sortir, les libraires à contacter pour leur proposer d’en prendre en dépôt, les posts sur les réseaux sociaux, les démarches pour vendre, partager ces livres, une fois qu’ils existent…
Il reste aussi à faire que les publications sur le web restent sincères en temps de parution / promotion des livres. La question de ce qu’on fabrique sur les réseaux sociaux – pour qui, pourquoi, comment on parle ? La lutte (perdue d’avance ?) qu’il faut mener pour que l’algorithme nous laisse une chance de se dire des choses authentiques. Qu'est-ce qu'on dit sur Facebook ou Twitter qui ne soit transformé par la machine ? Comment distinguer les registres de nos prises de parole ici ou là ? Quelle fonction pour les blogs alors, si ce n'est d'être déjà un peu abrités des décisions algorithmiques ? ... Ça, faudrait creuser, j’y reviendrai.
Très intéressantes réflexions et d'une grande sincérité que reconnaitront tous ceux qui écrivent... En ce qui me concerne mon expérience m'a montré qu'il ne faut pas que je parle d'un livre ou d'un texte en train de se faire. D'abord, quand c'est fini le résultat n'avait jamais de rapport avec ce que j'en avais dit ou espérais, ensuite en parler (ou trop) me "pompait" une certaine énergie et parfois même épuisait mon écriture, comme si une fois dites ou formulées les choses n'avaient plus lieu d'être écrites. En cela je suis absolument d'accord et depuis longtemps avec la pensée célèbre de Walter Benjamin.Quant à l'histoire de l'écriture du texte ou du livre, je ne peux en parler que si on me la demande après, une fois le livre terminé. Tout ce qui raconte sa fabrication (notes, brouillons, tentatives retravaillées...en général je les garde pour moi, ou n'y reviens que si cela intéresse quelqu'un. En tout cas, merci de votre texte très touchant.
RépondreSupprimerMerci Jean-Claude de cette lecture et de ce partage.
SupprimerHello, j'ai un drôle de nom pour toi, par ici mais rien de grave,
RépondreSupprimertes pensées puis résolutions sont les bonnes, et continuer - ce qu'on doit faire en premier -
en parlant avec l'une ou l'autre qui publie, il est évident que le retrait fait partie intégrante de la menée, le plus difficile : le retrait dans une vie familliale, déjà privilégier ça, en tout premier, (heu je n'y suis pas arrivée à l'époque, plus facile de mener les projets pour les autres : organisations, formations mais le parcours artisitique plus le métier plus la famille : un art que je n'ai pas su mener, alors celles qui y arrivent, car elles ont plus à faire qu'eux, celles-là, les belles amies opiniatres et solides (je sais les doutes et les accoups, mais qu'importe à la fin) et les livres en retours : le principal, alors bon lancement de livres et bonnes suites, vise des résidences, postule et assume, le reste se mettra en place, bises joyeuses, Catherine S
Merci Catherine ! Oui, le "elles ont plus à faire qu'eux" c'est justement ce dont je me tiens à distance, considérant que je n'ai pas davantage à faire qu'eux, qui m'entourent... C'est un effort continu, heureusement que j'ai le soutien de Virginia Woolf ! :-D tuer l'ange du foyer, un geste à refaire chaque matin, comme le yoga !
RépondreSupprimerMerci vraiment de tes encouragements, et oui, je vais tenter, oser, postuler, assumer. Finalement, le plus compliqué est du côté du métier, qui me prend du temps, de l'énergie, et que j'aime... Je mise sur un nourrissage réciproque de l'écriture et du travail, mais là aussi, endurance à tenir les équilibres !