jeudi 9 décembre 2010

Plus de problèmes pour les commentaires

Fin de la discrimination : désormais, même les gens qui n'ont pas de compte Google pourront laisser des com. Vive le progrès ! (et la maintenance :-)

Allez, un livre ! Le Livre de la Jamaïque, de Russel Banks

Si vous aimez Russel Banks, vous aimerez sans doute celui-là. Si vous ne l'aimez pas, vous le découvrirez sous son angle le plus profond, le plus philosophique, le plus "ethnologue en voyage".
Le narrateur (l'auteur, à peu de choses près) raconte sa découverte de la Jamaïque, d'abord pour études, puis pour s'y installer, s'y faire des amis, des ennemis, et surtout y vivre une aventure qui le changera de la cave au grenier. Dès le premier séjour, il ne pense qu'à y retourner, en même temps qu'il rejette violemment l'attitude des blancs (ceux là-même qui "l'introduisent" en Jamaïque) qui se payent des villas de luxe sur les hauteurs, pendant que les jamaïquains vivent dans la misère, dans les villages. Peu à peu, son intérêt, doublé du conflit intérieur qui le torture, tourne à l'obsession et le conduisent à repousser ses propres limites.
Tout commence par un constat pénible : la peur qui s'empare de lui quand il entre en "pays cockpit" pour aller à la rencontre de Marrons, ancêtres des esclaves africains débarqués en Jamaïque deux siècles plus tôt, cette peur panique, sous-tendue par une extrême méfiance, est aussi une peur du Noir, de l'étranger. Dur de se confronter à son propre racisme pour ce jeune universitaire américain...
Le pays cockpit, région très montagneuse, peuplée uniquement par les Marrons. Ils se sont installés là lorsqu'ils ont réussi à fuir leurs maîtres esclavagistes. Au vu de l'image de sauvages sanguinaires qu'il se trimballaient, et de l'extrême hostilité de leur région, les blancs les ont laissé tranquilles. Si l'on cherche pays cockpit sur le net, on trouve très, très peu de choses : quelques trucs de géologues, et Wikipédia qui ne cite que Russel Banks. Bref, c'est une région très reculée, inaccessible pour le commun des mortels. Mais ce narrateur-là n'est pas le commun des mortels, et c'est pour ça qu'on l'aime !
Au passage, Marron signifie "retourné à l'état sauvage". C'était le nom donné aux cochons qui partaient vivre dans la nature (ils "marronnaient"), transposé aux esclaves. Ça teinte tout de suite ce terme d'une belle dose d'abomination, non ?
Pour le reste, je vous laisse découvrir l'Histoire, petite et grande, d'un village cockpit, assis sur l'épaule de Johnny-Russel Banks. Optimistes béats, s'abstenir.

jeudi 2 décembre 2010

Une journée avec F.



Note aux intéressés : Jusqu'ici, j'ai réservé ce blog à mes impressions et productions littéraires. Après moult réflexion, je viens de décider que j'allais m'autoriser à parler d'autres sujets qui me tiennent à cœur. Ouverture avec la chronique que voilà.
  

F. a 15 ans, il est en classe de 3ème. Sa mère l’envoie tous les jours à l’école, correctement vêtu et nourri, propre et reposé. Il manque parfois la première heure du matin, invoquant des péripéties diverses et variées survenues entre son lit et le collège, qui dénotent surtout une imagination débordante, doublée d’un manque d'appétence évident pour le scolaire. Il se présente en classe avec du retard une dizaine de fois par semaine, la plupart du temps alors qu’il est déjà dans le collège.

9H30 : pour aller en cours au 2éme étage, F. passe par le 1er étage, fait un petit signe à chacun de ses copains déjà installés dans les autres salles de classe (qui a eu la bonne idée d’installer des vitres sur le côté des portes ?), voire ouvre la porte d’une salle d’anglais pour faire rire les élèves et embêter la prof  “oh, ‘scusez-moi, j’croyais que c’était ma classe !” F. finit par entrer dans son cours alors que tous ou presque ont déjà sorti leur affaires. Là, il se pose doucement sur une chaise au fond, et, sans retirer son blouson, sort un semblant de cahier, appuie ses coudes sur la table, pose son menton dans ses mains et attend patiemment que la sonnerie retentisse, environ 50 minutes plus tard.

10H40 : A la fin de la récréation, F. a soudain très mal au ventre, se présente au bureau des surveillants, qui, habitués à ces petits maux de fin de récré, lui demandent d’arrêter son cinéma et de monter en cours, ou l’envoient voir l’infirmière si elle est présente dans l’établissement et que F. insiste au delà du raisonnable. Ainsi renvoyé avec bienveillance, mais fermeté, des uns aux autres, explicitement “recadré” sur l’obligation d’aller en classe malgré un prétendu mal de ventre, F. finit par arriver en classe après tout le monde. Là, il se pose lourdement sur une chaise au fond, et, sans retirer son blouson, sort un semblant de cahier, appuie ses coudes sur la table, pose son menton dans ses mains et attend patiemment que la sonnerie retentisse, environ 40 minutes plus tard.

11H30 : F., un peu las d’enchaîner les heures de cours, tente de nouveau un passage au bureau des surveillants, où le CPE le fait de nouveau reconduire en cours, malgré un problème au genou droit “Mais M’dame, je viens de tomber dans les escaliers !”. En classe, dès son arrivée, il interrompt le professeur à de nombreuses reprises, souvent pour des motifs complètement décalés, n’ayant rien à voir avec le cours, et fait rire toute la classe. Au bout de 30 minutes de patience, excédé et pour pouvoir faire cours, l’enseignant envoie F. passer le reste de l’heure en salle de permanence, avec les surveillants. Là, F. retrouve d’autres élèves, qui, comme lui, ne tiennent pas plus de deux heures d’affilée en classe. Selon qu’on est en début ou en fin d’année, les surveillants (= personnel n’ayant reçu aucune formation en terme de pédagogie ou d’éducation) tentent encore de les mettre au travail en s’asseyant à côté de chacun, ou baissent les bras, plus ou moins vite.

15H : après avoir assisté (avec son entrain habituel) à la première heure de cours de l’après-midi, F. repasse par la vie scolaire à l’inter-cours. Là, il s’aperçoit qu’on installe, en raison de l’absence de nombreux profs, plusieurs classes dans plusieurs salles de permanence. Ni une ni deux, il se glisse discrètement dans une salle et, noyé dans la masse, réussit à passer, incognito, une heure entière avec une autre classe de 3ème que la sienne, au lieu d’être en cours. Lorsque, plus tard, on lui demandera des explications sur son absence en classe, il répondra, avec aplomb et raison, “ben quoi, j’étais au collège !”

16H10 : fin de la récréation. Alors qu’il a fini ses cours, F. est toujours au collège. Aujourd’hui, il n’est pas collé. Il peut donc quitter le collège sans que quiconque ne le lui reproche. Mais il toujours là. Dans son errance entre la perm, où s’agitent les collés (beaucoup sont ses copains) et la salle d’aide aux devoirs, où un surveillant et un prof font travailler quelques élèves, F. atterrit finalement au bureau des CPE. On lui propose alors d’intégrer l’aide aux devoirs jusqu’à 17H, ce que F. accepte avec une bonne volonté évidente, quoiqu’un peu incertaine. Dix minutes plus tard, F. est de retour au bureau des CPE, accompagné de l’enseignant chargé de l’aide aux devoirs : “cet élève empêche tout le monde de travailler ! On ne peut pas le garder, c’est vraiment IMPOSSIBLE !” Et F. d’être raccompagné. A la porte. Mis dehors.

Dans la soirée : F. est rentré chez lui. On imagine son cartable posé dans l’entrée d’un petit appartement d’une cité HLM toute proche du collège. Personne n’y touche, à part peut-être le petit neveu, âgé de deux ans, qui, intrigué par les bandes fluorescentes sur le côté, ira parfois jusqu’à ouvrir le sac et dessiner une belle maison dans le carnet de correspondance de son tonton. Le cartable inutile repartira le lendemain, tel quel, accroché sur le dos de F. comme un fragment de son armure d’écolier décrocheur.

Pour compléter :
Les résultats scolaires de F. sont très faibles (moins de 7 de moyenne générale, avec une excellente note en Education Physique et Sportive, moins de 6 en français et moins de 4 en maths). Depuis plus de 3 ans, chaque conseil de classe constate que F. se refuse à entrer dans les apprentissages. Le redoublement n’aurait été qu’une perte de temps puisque F. ne travaille pas du tout. Cette situation est connue depuis l’école primaire, mais toutes les propositions de l’école ont été mises en échec par F. et sa famille. Derrière ces refus répétés, il y a la crainte de n’être pas “comme tout le monde” et celle de laisser l’échec apparaître aux yeux de tous. Pourtant, à la fin de son année de troisième, F. devra être affecté au lycée (général, technologique ou professionnel). Vu ses résultats, F. se verra, au mieux, proposer une place dans un CAP. Pour l’instant, le travail sur l’orientation se résume donc, pour F., à faire un choix entre différents CAP accessibles aux élèves faibles.
Heureusement, le redoublement de 3ème est de droit pour les familles. Aussi, s’il n’obtient pas satisfaction, F. pourra rester un an de plus au collège. Tout va bien !












samedi 9 octobre 2010

Et pourquoi je ne lis plus, tout d'un coup ?

Comme si en ce moment la vie prenait le pas sur la littérature... Ma foi, ça ne peut pas être un mal. Ceci dit, faudrait pas que ça dure trop, j'aurais vite l'impression de n'avoir plus rien à dire.
Il y a le sentiment confus, aussi, d'avoir lu trop de bons trucs ces derniers mois pour savourer encore...
Les Déferlantes, par exemple, c'était très bien. N'était une touche de mièvrerie à peine trop appuyée en page 312. Bon, ok, je connais pas la page, mais il y a un truc gênant. L'impression fugace que derrière la jolie écriture, derrière ces personnages si finement sculptés, si attachants aussi, il n'y avait presque rien de plus que dans n'importe quel magazine. Comme un décor de théâtre qui cache un vide, alors qu'on aurait rêvé de quelque chose de plus riche.
Par contre, pour ce qui est d'aller au fond, y'en a un qui se pose là : Russel Banks (oui, toujours lui), dans La Réserve, il vous dissèque un couple et une famille, à vous tordre le cœur. J'aime cette manière d'écrire une histoire d'adultère glauque toute en finesse, quasi psychanalytique. Il est trop fort !

jeudi 27 mai 2010

De quelque temps déjà

De quelque temps déjà,
Je m'abreuve à la pluie de vos rires incarnats.
Des chaussons délaissés dorment sur les tapis
Et des tas de babioles peuplent mon univers.

Vos cheveux de bataille m'ébouriffent le cœur
Et votre tiède odeur nourrit jusqu'à mes rêves.

Je vous vois, pierres précieuses, vous jouer de mes ruses,
Je lis dans vos orages l'urgence du plaisir.
Il me faut taire en vous cette folie soudaine
Et rendre la vie belle, et piquante, sans taire
Ni les doutes, ni la mélancolie.

Les journées se rassurent en plastique coloré.

Cinq heures.
Une vieille chips molle me lorgne d'un œil torve
Au coin du canapé.
Vous nourrir bien sûr : pour voir pousser vos corps
Et embrasser vos bosses hurlantes et insolites.

Quel jardinage étrange !

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Et la nuit vient enfin.

Avec elle son cortège de mousses et de bruits d'eau.
La chute inéluctable du verre à dents, le soir,
Au coin des lavabos.

Les doigts collants du miel des géants de trois ans,
Les baisers tout mouillés, qui disent un amour fou,
Et de vos dents têtues la bousculade aiguë
Qui déjà se termine.

Car enfin vous dormez, petits princes sauvages !
Du bien juste sommeil de ceux qui s'abandonnent
Naïfs et étourdis par des journées trop pleines.
Vos épaules paisibles, vos nuques ensuquées,
Vos pieds marbrés et doux, et vos paupières obscures,
Font un Guernica tendre et plein de vos espoirs.

Et nos nuits se ravagent de vos courses nocturnes.
Vos cauchemars étalés dans nos bras endormis,
Rendent la nuit vivante et découpent le jour.

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L'éclair d'une innocence à ravir vous sied.
Vos yeux se tachent de jaune, comme les miens sont oranges.
Et vous prenez les traits d'un qui m'a kidnappée
Il y a bien longtemps, et pour longtemps j'espère.

Je pleure moins souvent de rire à vos jeux de mots.

Vous grandissez, hélas...
Foin des biberons et poudres ! Mais un parterre de feutres
Et crayons de couleur fleurit dans la maison.
Vos chameaux de passage, caravane hors du temps,
Noient les heures improbables et éclairent mes rides.

Parfois un escargot tranquille, à peine poussif
Vous regarde jouer d'un air guilleret.
L'herbe verte s'enchante de vos cris de mésanges.

Mon souffle s'obscurcit quand j'entrevois soudain
Les monstres et les monstresses que recèle le monde.
Pourtant il faut bien vivre, et vous faire courir,
Pour que vos innocences s'accrochent à la treille
D'un univers tangible.

..................................

Deux elfes, roux et blond, se battent comme des lionceaux.
Et pourtant il y a tant d'humanité entre eux
Que même les fourmis y perdent leur latin.


Vous faire voir les nuages, les plus blancs, les plus gris.
Vous suivre dans un monde où vous conduisez tout :
Des trains et des troupeaux, des loups et des camions,
Des iguanodons fous et même des mappemondes !

..................................

J'aime votre colère devant le temps qui passe !

Mais la clepsydre fauve pourtant nous a à l'œil :
Bientôt vous grandirez, laissant-là les chaussons,
Les chameaux impuissants, et les escargots tristes.
Un jour des belles viendront, quand vos joues fleuriront...

Il ne restera plus qu'à regarder partir
Deux anges grandis et fiers chevauchant, intrépides,
Sur les chemins mouvants, opaques, parfumés,
Qui font mes cendres.

dimanche 18 avril 2010

Chrysanthème tardif

Une bande de chiens errants, joyeux et déglingués
Qui dansent en braillant sous une lune déguisée.
Deux pigeons carnivores tirant un corbillard,
Et trois brins d'herbe sèche, sur un meuble bâtard.

Le chapelet du temps me flanque sa révérence.
Morgue pleine, je n'ai vu que des cendres verdâtres
Et déjà l'incendie qui ravageait ma transe
Menace de s'éteindre, sombre destin des âtres.

En apnée dans ma chambre, les rêves tous en cage
Brutalisent mes veines et ravalent mes croyances.
Fermer les yeux c'est perdre des minutes sauvages.

Le temps est impossible et les enfants, sagaces
Nous appellent dans des cris de chats qui se désolent.
L'univers est serein, mais la rosée fugace.

Un autre lit de feuilles

Comment tendre avec toi les cordes du soleil
Quand des brumes nous ligotent et diluent nos délices ?
Ton front ouvert demeure comme une plage déserte,
Et nos peaux fondent et cuisent dans cette marmite obscure.

Mon errance invisible perce tes défaillances,
Tue en moi les odeurs des fleurs apprivoisées
Que tu ne m'as pas offertes.
Et délie les menottes de mes désirs idiots, dans un tango amer.

Il faut changer de rive pour creuser la couleur
Pendre haut et court les loups qui rongent nos tréfonds
Et dire à la lumière ce que nous savons d'elle.

Je suis proie impavide, je suis forte et légère.
J'aime l'alcool et le pain, les rivières et les cols.
Embrasser tout le jour des flammes vertes encore...

vendredi 2 avril 2010

Un homme louche, de François Beaune

Voilà un bouquin qui sort un peu de l'ordinaire. Un livre qui raconte ce qu'on ne raconte pas assez, et bien. L'intériorité d'un ado bizarre, voire carrément fou. Voire juste bizarre... Voire complètement barré ! Voire juste un peu bizarre, mais quand même... La première partie est remplie de très bonnes idées, de traits d'esprit et de traits de caractère peu communs. C'est désaltérant, autant de nouveauté. Il y a un côté inexploré dans l'écriture de François Beaune, balaise.
Et puis on retrouve l'ado devenu adulte, et c'est un peu moins grisant. Peut-être parce que l'âge adulte est moins excitant que l'adolescence ? Il y a toujours un belle folie en graine, mais plus douce, plus commune. Et puis, finalement, la fin reprend de la force, parce que l'exploration du sous-réel est sans doute ce qui donne du piquant à l'âge adulte.
Bref. Une belle histoire de fou à suivre avec le plaisir de la découverte. Un univers entier, triste et drôle, dans un seul livre.

mercredi 31 mars 2010

1. Mauvais sort (Nouvelle)

« C'est l'histoire d'une graine, une toute petite graine, que Jack a plantée dans son jardin... » Tout autour, les petits yeux s'illuminent. Les respirations se font plus paisibles, les bouches se mettent à suçoter les petits doigts. Même la maîtresse, une quadragénaire revenue de tout, semble s'apaiser, le temps du conte. Marie-Thérèse se sent bien. Ces lectures sont devenues ses seuls moments de plaisir. On ne peut pas vraiment parler de bonheur, puisqu'il ne s'agit que de quelques instants fugaces qu'elle vole à sa grisaille intérieure.
« Grâce au sac de pièces d'or, Jack et sa mère purent vivre heureux et sans souci jusqu'à la fin de leurs jours »
Marie-Thérèse quitte l'école maternelle. Depuis qu'elle a trouvé cet appartement HLM à Villetaneuse, elle a réussi -et c'était un challenge- à rétablir un peu d'équilibre dans sa vie. La vie d'une vieille femme de 75 ans, qui rigole aujourd'hui en regardant derrière elle, se disant qu'elle pourrait écrire un best-seller dont le titre serait "Moi, MT, ou comment passer de la drogue à l'activisme politique, en en faisant un détour par l'artisanat ?" Une vie pleine, mais qui a bien failli se terminer il y a quelques mois sur des cartons près du métro Bonne-Nouvelle, où sa fille est venue la ramasser, dans un sale état, pour la mettre à l'hospice Saint Michel, dans le 12ème. Sa propre fille -qu'elle n'a jamais chérie, il faut bien se l'avouer- est repartie dans le brouillard de cette grande ville complètement folle, avec la complicité anonyme de tous, mais définitivement, cette fois. Marie-Thérèse se souvient de son séjour parmi les ombres comme du pire passage de son existence. Lorsqu'elle a retrouvé, in extremis, la force de ne pas moisir là-bas, elle a eu -une fois n'est pas coutume- la chance de rencontrer les retraités de cette association. Ce sont eux qui l'ont aidée à s'installer à Villetaneuse, à constituer son dossier pour le minimum vieillesse et lui ont donné ce statut de raconteuse d'histoire. C'est un peu inespéré d'être là, vu d'où elle vient. Mais quand elle lit, quand elle raconte, la vieille baroudeuse se raccroche avec tant de foi – foi ! Elle n'aurait vraiment jamais pensé en arriver là- à cette réalité du monde, qu'elle sait ne jamais devoir s'arrêter. A sa propre échelle de vieillarde qui a depuis longtemps dressé le bilan de son existence, il reste une conviction : agir sur le monde reste l'unique moyen de survivre. Agit-elle sur ces enfants qui grandissent dans l'ombre d'un banlieue glauque ? Elle ne s'imagine pas qu'elle va leur donner de l'espoir, non. Mais une idée. Juste l'idée qu'on peut partager des moments, avec des gens d'un autre univers, à travers des livres et des histoires. Auront-ils d'avantage envie d'apprendre à lire ? Elle n'en sait foutrement rien, et en fait elle s'en fout, Marie-Thérèse. Elle croit surtout que ce qui la retient dans le monde doit pouvoir servir à d'autres. Une espèce de bénéfice collatéral, en quelque sorte.

Cet après-midi, Marie-Thérèse a rendez-vous au collège, dans un entrelacs de fausses ruelles, au cœur de la cité. Lorsqu'elle entre dans le CDI poussiéreux, elle est accueillie par un jeune Noir élancé, tout sourire. Il a un visage de faune ardent, avec ses dents étincelantes et ses grands yeux vifs. En le regardant, Marie-Thérèse se dit que la folie n'est pas très loin. Pourtant, il lui présente son lieu comme un espace de détente pour des élèves sous tension ; on dirait presque qu'il en a fait un havre de paix, au cœur de ce collège miteux. Alors elle va venir ici, toutes les semaines, pour lire des histoires à des adolescents que la la langue française rebute.
Alors elle vient, toutes les semaines. Au début, ce n'est pas facile. Les gamins sont surpris par l'apparence -un moineau croisé avec un vautour ?- de la vieille femme bizarre. Elle est toute maigrichonne, mais il irradie une telle force de ce petit corps vouté que les élèves n'osent pas poser de questions. Ils s'installent en se jetant des œillades espiègles, mais aucun ne s'essaye à la provocation. Marie-Thérèse voit bien tout ça. Elle voit aussi ses vieilles mains ridées qui ouvrent le livre, elle  entend le bref silence qui précède la lecture, et sa voix étrange qui s'élève avec l'histoire. Et durant la lecture, tout est heureux. C'est un peu solennel, et en même temps familier. C'est un moment secret, comme le partage d'un butin magique, à mots couverts, à l'abri des regards et de la folie du monde extérieur. Ces enfants ne peuvent pas être fiers de ces instants, mais ils en profitent d'autant plus qu'ils sont secrets. La plupart sont obligés d'être là, mais aucun n'y renoncerait, finalement. A la fin de ce bénin miracle, ils repartent jouer dans l'excitation de la cour.


Un jour, Idrissa, un petit garçon algérien arrivé en France quelques mois plus tôt, traîne à la porte, attendant manifestement le départ des autres. Enfin, il s'approche d'un air soumis, presque gêné, alors que ses yeux disent plutôt la curiosité. Marie-Thérèse se lève, cesse de ranger ses affaires, repose le livre sur la table, attend qu'il dise. Le petit la regarde par en dessous ses longs cils bruns.
« Moi, je comprends pas... Les histoires. Mais pourquoi ça ? » Il tend un doigt inquiet vers la main de Fatma qui repose, au bout d'une chaînette, sur la vieille peau du cou. « T'es de l'Islam ? »
Marie-Thérèse soupire patiemment, sourit d'un air gêné. Comment expliquer à cet enfant que la main en or lui vient de son premier mari, militant pour l'indépendance de l'Algérie, et qui croyait nécessaire de conserver les symboles pré-islamiques pour essayer de préserver une espèce de culture maghrébine commune qui transcenderait la religion et surmonterait la violence inévitable ?
« Non. Pas l'Islam. Mais je suis une femme, c'est un symbole de femme. Et j'ai vécu dans ton pays. Et j'aime ce bijou. »
« Ah... » Idrissa s'en va déjà. Déçu, ou satisfait dans sa curiosité. Marie-Thérèse n'a aucun moyen de le savoir. Elle se sent soudain inutile et fragile.


Marc-Antoine est en 4ème. Assis dans une salle de permanence crasseuse, renvoyé de cours pour la énième fois, il ressasse, n'embête personne, pour une fois... Il a cette faculté de descendre, comme en apnée, sous la surface du temps. De revoir les rues de Bogota, sous la pluie drue, le lendemain de la mort de son père, alors qu'il errait au hasard, aux côtés de sa mère démunie à jamais. Son père, ce menteur, parfumé-cravaté, partant travailler d'un air affairé, et qui deux ans plus tard tremblait de tous ses membres en s'essayant à un sevrage violent d'héroïne. Pour finir, il renvoyait sa mère tapiner pour une dose qui serait la dernière. Overdose, au fond d'une chambre borgne où ils avaient vécu tous les trois plusieurs mois. Marc-Antoine avait huit ans, pas l'âge de comprendre. Mais il a reconstruit peu à peu sa vie en lambeaux. Passé son adolescence à recoller les morceaux de son histoire avec les explications des adultes ou, mieux, des choses entendues par accident... "Ton père était un universitaire brillant, tu vas faire de bonnes études en France" lui a dit, solennel, le grand-père français lorsqu'ils sont arrivés là, sa mère et lui. Puis il voit sa mère qui pleure, éperdue de se retrouver dans ce pays inconnu avec un fils à élever, et sa grand-mère paternelle qui murmure en plein deuil, comme pour elle même "Mon fils a toujours été un écorché vif". Une petite collecte discrète d'informations personnelles qui a occupé Marc-Antoine toutes ces dernières années, sans jamais lui simplifier la vie. Il n'a pas retrouvé l'insouciance des rues de Bogota. Ici, tout est différent, rien n'est simple. Tout le monde lui manque de respect, et ça le met en rage. Depuis qu'il est là, des adultes se pressent pour expliquer à Marc-Antoine qu'il n'a pas le droit de se comporter comme il le fait. Parfois, il essaye de respecter les règles, mais il s'empêtre et, presque à chaque fois, ça finit mal. Et maintenant, avec sa tête d'enfant perchée tout en haut de son grand corps musculeux, Marc-Antoine commence à faire peur aux gens. Il voit bien qu'on n'ose plus lui demander ce qu'on demande aux autres, et ça l'arrange, ça lui évite de se fâcher. Il faut dire qu'avec sa carrure et ses yeux luisants où pointe la démence, il ne lui manque pas grand-chose pour jouer les mauvais garçons... Pourtant, il aimerait bien faire autrement, sincèrement. Faire plaisir à sa mère, pour une fois. Mais quand ses nerfs se déchaînent, il a mal, et plus aucun moyen de se contenir. Il perçoit l'injustice toute crue de son existence, et quelque chose qui le dépasse, comme une onde de fureur qui s'empare de lui puis le laisse prostré, épuisé et anéanti. Après, il se répand en excuses, se perd en promesses qu'il ne tiendra pas, puis recommence à vivre comme il peut, jusqu'à la prochaine crise. Il ne veut pas être fou, bondit dès qu'on lui parle de se soigner.


Un jour de cet automne-là, Marie-Thérèse descend s'asseoir sur un banc, en bas de l'immeuble. Elle regarde les pigeons qui picorent dans la pelouse, le cœur presque léger. C'est un mercredi après-midi, des enfants jouent sur le vieux terrain de basket à côté. Lorsqu'ils remontent l'allée, elle  reconnait Idrissa, qui rentre chez lui avec ses copains. Ils échangent un regard au passage, presque un sourire. Dix minutes plus tard, Idrissa revient, seul, s'assied sur le banc à côté d'elle. Dans le soleil rasant d'octobre, voilà qu'ils se mettent à parler du pays, des figues sucrées et juteuses qui poussent en Algérie, de la famille d'Idrissa qui a dû tout quitter pour venir vivre en France, suite aux attentats, dans l'espoir de jours meilleurs. C'est une parenthèse curieuse. Idrissa a du mal à s'exprimer, Marie-Thérèse reprend ses phrases, reformule, l'aide à dire la tristesse et la joie de ses douze ans. A un moment, Idrissa frémit. Une bande d'adolescents, casquettes, capuches, s'approchent, parlant fort et roulant de leurs mécaniques adolescentes. Marc-Antoine est parmi eux. Il jette un regard froid au petit garçon assis à côté de la vieillarde. Au fond de lui, il est interloqué de cette image. On dirait que le petit a trouvé quelqu'un qui le rassure. Et ça lui fait un peu mal, à lui qui n'a personne. Un de ses copains fait une remarque à haute voix sur le « petit blédard à sa mamie », et Marc-Antoine rit bien fort avec les autres, en s'éloignant.


Le lendemain, pendant la récréation, Idrissa joue au concours de crachat avec les autres élèves de 6ème. Celui qui crache le plus loin est le grand vainqueur. Idrissa est souvent gagnant. Dans le feu de l'action, Idrissa crache et crache avec enthousiasme, sans s'apercevoir que Marc-Antoine passe au milieu d'eux. La salive mousseuse atterrit sur le blouson du grand garçon de 4ème qui impressionne tout le monde. Quelqu'un lance un « Ho ! T'as vu ce qu'il a fait ? » Des visages s'approchent de toutes parts pour voir de plus près l'incident. Idrissa se sent soudain très mal, ne sait plus quoi faire de son corps, ne parvient pas à trouver les mots d'excuses qui conviendraient. Marc-Antoine sent monter sa fureur, comme une vieille amie qui ne vous veut pas de bien, trop attachante pour qu'on s'en débarrasse facilement. « Putain, espèce de sale petit blédard, t'as fait quoi, là ? Tu veux que je te nique ou quoi ! » Idrissa bredouille, les mots lui viennent en arabe, il a peur. Lorsque Marc-Antoine l'attrape par le pull, un grand mouvement de foule a lieu dans la cour, tous accourent en criant. Curiosité et excitation mêlées. Le surveillant arrive enfin. Plusieurs adultes viennent en renfort maîtriser un Marc-Antoine enragé. Idrissa s'éloigne avec ses copains, racontant encore et encore l'incident, emplis de crainte et d'admiration.


Au final, Marc-Antoine est exclu, une fois de plus. Sa mère est au travail. Il traîne tout l'après-midi, piteux et dégoûté.


Marie-Thérèse sort en milieu d'après-midi, rejoint son banc en se disant qu'Idrissa va bientôt sortir du collège, qu'ils échangeront peut-être quelques mots. C'est si bon de voir son petit visage exprimer des émotions que ses mots ne peuvent pas encore dire. Elle a ressenti un sentiment de plénitude encore inconnu, hier. Elle sent son cœur qui s'emplit de reconnaissance vis-à-vis du garçon. « Tu vieillis, ma pauvre, te voilà pleine de sensiblerie », se dit-elle. Et ça la fait rire de se dire qu'une vieille aventurière comme elle a maintenant des émotions de grand-mère. Pourquoi pas, après tout ? Alors elle décide de se laisser aller à ce bonheur tout neuf, en attendant son jeune ami.


Idrissa rentre du collège sur ses gardes, avec ses copains. Il aperçoit de loin Marie-Thérèse, fait un détour pour ne pas avoir à la saluer. Il a honte d'avoir si peur. Il remonte chez lui, attend ses parents sans savoir quoi faire de lui-même.


Marie-Thérèse laisse le soleil de la fin d'après-midi éclairer son visage. Elle ouvre les yeux au moment où passe un grand gaillard à casquette, l'air patibulaire. Tout à son enthousiasme, elle le salue d'un sonore « bonjour, jeune homme ! ». Marc-Antoine tourne la tête, reconnaît la vieille copine du « sale petit blédard », se souvient de leur complicité qui lui a fait si mal, l'autre jour. Tout s'emmêle dans sa tête, il croit à un nouvel affront du petit, et sent monter une nouvelle rage, de se sentir si seul quand d'autres savent être heureux. « Qu'est-ce que t'as, vieille pute ? » crache t-il. Marie-Thérèse se lève, blême de colère : « Mais qui tu es pour me parler comme ça ? ».  Elle avise le regard vitreux, un peu dément, du jeune garçon qui la domine, juste avant de recevoir le premier coup.


La nuit tombe. Marc-Antoine rentre chez lui, vidé. Il n'y a plus rien. Plus d'amour, plus de haine, même plus de colère. Plus qu'un trou béant au fond de lui même, et dans lequel il a terriblement peur de tomber. Tout est froid.


Idrissa, rasséréné par le retour de sa famille, -lumière, chaleur, cris d'enfants et bonnes odeurs de cuisine- a oublié l'incident d'aujourd'hui. Il descend chercher du pain pour sa mère. Fait un détour par le banc de la vieille qu'il aime bien. Bute contre un corps. Avise la flaque sombre autour de la tête.



Le garçon, à genoux, pleure comme un petit enfant en tenant la main déjà froide de Marie-Thérèse. De la fenêtre de sa chambre, le jeune homme, hagard, regarde la scène, et sent toute volonté de vivre l'abandonner.


samedi 20 mars 2010

2. Histoire de l'Okapi (Nouvelle)

Je m'éveillai en sueur.

Chiara n'était pas là. A sa place, un okapi occupait la plus grande partie du lit.

Sa présence sous la couette expliquait cette chaleur. Alors que je me resserrais d'un côté du lit pour m'éloigner de l'animal, le réveil se mit à tintinnabuler (encore une des lubies de Chiara pour tenter de rendre nos réveils moins atroces ; on buvait beaucoup ces derniers temps) et je sursautai, alors que je n'avais pas encore pris conscience de la tension qui m'habitait depuis que je m'étais réveillé avec cette bête à côté de moi. Le réveil sonnait, donc. Réveillant l'animal.

Il commença par s'ébrouer délicatement, les muscles cachés sous la peau de son ventre tressautant discrètement, secouant toute sa panse, comme chez un cheval nerveux. La mélodie matinale ne devait pas lui plaire. Alors que j'esquissai un mouvement vers le tintinnabulateur fou pour l'éteindre et éviter qu'il ne dérange mon nouveau voisin de lit, celui-ci s'agita soudain plus furieusement, soufflant des deux naseaux jusqu'à se retrouver à quatre pattes, hors du lit.

Je restais immobile, sur mon lit, sans savoir quoi faire, respirant le plus doucement possible comme si j'avais peur de déranger, et toisant la bestiole de haut en bas.

C'est alors que l'okapi posa sur moi son doux regard.

Immédiatement, l'image fugace du visage de Chiara me traversa. Ses grands yeux aux courbes pleines, ses longs cils qui lui donnaient un charme bovin indéniable et tellement sensuel. Je compris.

A force d'abuser de mélanges fallacieux, ma compagne avait fini par se transformer en okapi.

On pourrait croire, et je l'ai cru, que je raconte là le énième cauchemar d'un énergumène mal embouché, ou plutôt mal débouché, qui a de la peine à s'extirper d'un univers intérieur pourtant pas très reluisant. Mais non !

Ainsi, quand j'eus réussi à quitter mon lit sans troubler outre mesure l'animal, je fis une série d'exercices visant à me prouver que j'étais bien dans l'onirique, et pas dans le réel : me regardai dans le miroir, me frottai des yeux, m'étirai, etc, etc.
Mais rien n'allait aussi vite que dans un rêve. Tout s'enchaînait à un rythme qui me faisait cruellement penser à celui de la vraie vie. Quand l'okapi vint frotter son museau contre l'arrière de ma cuisse, je compris qu'il était temps de renoncer à fuir, et de ne plus chercher à replonger dans la reposante vérité du sommeil.

Mais comment diable était-ce possible ? (diable ne fait pas partie de mon vocabulaire habituel, mais dans pareil cas, ça me semble tout à fait justifié de l'employer) qu'une compagne aussi charmante et agréable que Chiara se métamorphose en okapi au petit matin ! Qu'une jolie fille m'apparaisse désormais sous la forme d'un animal aussi étrange que rare. Il allait quand même falloir faire quelques vérifications -d'usage dans ces cas là- concernant le contenu de la réalité extérieure. Peut-être une bonne moitié de la population mondiale s'était-elle transformée pendant la nuit en bête sauvage ? La rue devait être pleine de félins, rhinocéros et autres dragons de Komodo.
D'un regard par la fenêtre, je compris qu'il ne fallait pas espérer ouvrir un forum « mon conjoint ou ma conjointe s'est métamorphosé en animal, comment continuer à vivre heureux ? ». Enfin, je pouvais toujours l'ouvrir pour le fun ou pour me faire de nouveaux copains, mais je ne devais pas chercher de solidarité chez mes voisins de pallier.

Tiré de me rêveries par un bruit de gouttière annonçant un sérieux dégât des eaux, je courus chercher quelques serpillères pour absorber l'urine de mon hôte.
L'animal était calme, si bien que j'osai m'approcher, d'abord pour essuyer entre ses jambes -sacrés sabots ! notai-je au passage- puis pour le regarder de près. Belle bête, l'okapi. Aucun zoo ne m'avais jamais permis d'en voir de si près.

Wikipédia m'apprit un peu plus tard que l’okapi se nourrit de feuilles, de divers végétaux (dont certains toxiques pour l’homme), de bourgeons, de fruits, de champignons et de fougères. Il a une langue et des lèvres préhensiles. C'est un animal solitaire et discret qui ne fréquente ses pairs qu’au moment de la reproduction. Sédentaire, il marque son  territoire par des dépôts d’urine et des sécrétions issues de glandes situées entre ses doigts. Son principal prédateur est le léopard.
Enfin, ce n'était pas exactement le moment de se passionner pour la zoologie. Il fallait que j'aille bosser, moi. Vu l'heure, je n'avais plus tellement d'autre choix que d'enfiler un jean, et de courir à la librairie, où j'arriverais avec un peu de chance en même temps que les premiers clients.

Je partis donc en claquant la porte, non sans avoir salué la bête, et en espérant au fond de moi qu'une journée loin de cet endroit où la vie prenait une drôle de tournure pousserait les choses à rentrer dans leur ordre.
Dans le métro, je ne pus me rendormir comme d'habitude. A la station Danube, je me demandai soudain comment finissait La Métamorphose, de Kafka. J'avais lu ce bouquin, il devait être quelque part chez moi dans mes empilades de poches. Mais impossible de me souvenir comment le pauvre héros s'en tirait en fin de compte.

J'étais extrêmement nerveux en arrivant au travail.

Heureusement, c'était un jeudi calme, qui se déroula sans heurt ni tourmente. Ma nouvelle collègue était sympa : blonde avec de gros seins, un peu collante, elle était plus gaie qu'un pinson euphorique et parlait sans cesse, ce qui fait que j'avais du mal à me concentrer, et sur le taf, et sur mes nouveaux « petits soucis personnels » selon l'expression dont j'avais fait usage pour la première fois de ma vie quand le patron m'avait demandé une explication sur mon air renfrogné et mon presque retard. Bref, une grande première, ce jeudi.

Après cette journée maussade, je rentrais donc à la maison. Personne ne m'avait demandé de nouvelles de Chiara, sa mère n'avait même pas appelé pour savoir si le portable de sa fille était toujours déchargé ou perdu. Coup de bol, car entre ses sœurs et sa mère, il s'en trouvait habituellement toujours une pour en avoir perdu une autre. A propos de portable, j'imaginais durant le trajet retour ce que j'aurais pu raconter sur l'annonce d'accueil de ma « copine » (ces derniers mois, elle commençait à détester que je la nomme comme ça) : « bonjour, (voix suave) vous êtes bien sur le portable de Chiara, mais je ne peux pas vous répondre, je suis transformée en okapi pour le moment. Laissez moi un message, et je vous rappellerai dès que possible... ». A force de rêvasser, j'arrivai un peu détendu à la maison, croyant retrouver ma chère et tendre qui se serait mise sur son trente et un pour me faire une surprise « puisque je ne lui en fais jamais »...

Mais l'animal était toujours là. D'abord, l'odeur me prit à la gorge pendant que la clé tournait dans la serrure, et j'eus furieusement envie de me cacher sous le paillasson tant c'était ignoble. Les voisins allaient penser qu'on élevait des rats musqués pour le CNRS.
En entrant, je tombais nez à nez avec la bête, qui me fixait de ses grands yeux immuables en mâchouillant un panier en paille, labellisé « commerce équitable », appartenant à Chiara. En fait, la réincarnation ne laissait pas de beaux restes, si, à peine okapisée elle mangeait déjà son sac à main préféré...

Puis, de découvertes en découvertes, retirant progressivement, au fur et à mesure que je m'habituais à l'odeur, le torchon que je m'étais collé sous le nez en entrant,  je fis le tour de l'appartement. Le ficus -feu le ficus- lui avait bien plu, et le sol était presque entièrement recouvert de crottin et d'urine. J'imaginais la gueule du proprio le jour de l'état des lieux.

Après quelques heures de ménage, qui me permirent en outre de découvrir des coins et recoins dont j'avais oublié l'existence et n'avais jamais imaginé la crasse, je laissai la bestiole pour aller chercher des salades à Franprix. Sous le regard étonné de la caissière, je déposai 8 belles salades vertes sur le tapis roulant. Je passai aussi chez Truffaut, où j'achetai pour une petite fortune diverses fougères exotiques et autres plantes okapiesques.

De retour à la maison, nouveaux haut-le-cœur, nouveaux regards langoureux... Elle devait en avoir marre de se tenir là, la tête quasi au plafond, et de piétiner la moquette merdeuse de mon 35m2.
- En même temps, je me vois mal t'emmener boire un verre, tu comprends ?

Si la situation perdurait, il me faudrait trouver une solution pour les crottes. Une litière pour Okapi ? J'aurais l'air malin dans une animalerie.

- Bon, trêve de rigolade : à table, ma toute belle !

Alors que je sortais les salades sur l'évier pour les rincer, ma compagne s'approcha prestement, et, sortant une très longue langue noire (elle devait bien mesurer 40cm de long !), m'arracha les premières feuilles de salade déballées. J'ouvris les sachets un à un et la laissai s'affairer sur le plan de travail -tant pis pour les pesticides ! Quelques minutes plus tard, mes réserves de feuilles étaient épuisées.
- Bon, OK, si ça te va comme ça, je te cuisine le même dîner demain soir.
Regard reconnaissant.
- Booon, très bien. Qu'est ce qu'on fait maintenant ? Tu veux mater un film ?
L'okapi resta debout à côté du canapé jusqu'à la fin de Kill Bill, grignotant sans conviction quelques fougères pendant que je m'envoyais une calzone avec une bière.

Lorsque j'allai me coucher, je tentais de lui faire comprendre que mon lit était de taille normale, et pas vraiment une paillasse pour grand mammifère. Mais ses œillades contrites et mélancoliques me firent craquer. Et nous dormîmes ensemble. Enfin, non. Une fois la bête endormie, je finis par me coucher sur le canapé, et fit un rêve curieux, au cours duquel je chevauchais un okapi dans la steppe.

Le lendemain s'écoula sans nouveauté, si ce n'est que l'état de l'appart prenait un tour vraiment inquiétant. Cette fois, je passai à l'épicerie avant de rentrer, histoire de remplir le frigo de salades et de bières fraîches. Une fois de plus, je n'eus pas le temps de mettre toutes les salades au frigo. Je constatai également que les fougères accéléraient considérablement le transit de ma compagne. Bon, quelque soit le temps passé à ses côtés, il y avait toujours des surprises.

C'est ce soir-là que Julos passa à l'improviste. En entendant la sonnette, Chiara-l'okapi et moi tressaillîmes de concert. Constatant la présence de mon plus vieux pote sur le pallier, j'eus une seconde d'hésitation, puis j'ouvris en me disant que si je ne partageais pas ça, il ne fallait pas parler d'amitié.

Julos eut une nausée manifeste.
- Mais, putain ! C'est quoi ce bordel !!!
Haut-le-cœur de Julos... Le pauvre, j'eus envie de courir lui chercher une bassine.
- Chiara est partie en thalasso et tu chies par terre, maintenant ?
- Non, c'est elle... Enfin, heu, c'est... la bestiole, là...
Devant l'air plus qu'interloqué de mon visiteur, je me dis que j'avais peut-être loupé un épisode, ou que je commençais à déconner sévère, avec l'âge... C'est vrai, quoi, c'était quoi ce bordel ? Parfois le regard des autres vous donne l'impression d'être complètement largué, à côté du monde, d'avoir communément un train de retard. C'était un sentiment courant chez moi, mais là, ça atteignait des sommets.
- Comment t'expliquer ? Depuis hier matin, y'a un animal, chez moi. J'crois que c'est Chiara qui s'est transformée... Tiens, regarde.

L'okapi venait de pousser la porte entrebâillée de la cuisine, un feuille de salade entre ses drôles de lèvres. L'animal fit demi-tour illico en apercevant Julos, et partit se coincer la tête sous l'évier en signe de mécontentement, ou de timidité, allez savoir.

Mon pote, livide dans l'entrée, me regardait d'un air affolé. Ou affligé.
- Allez, viens boire une bière, Julos, détend-toi, c'est quand même pas la fin du monde...
- Tu crois vraiment que je vais rentrer dans ta turne qui sens pire que la cage d'un babouin ? Pas question : on va boire une bière dehors, ça te fera pas de mal de t'aérer le cerveau.

Bon. J'allai expliquer ça avec deux caresses à mon animale compagne, qui me regarda d'un air attristé. Bon.

Le problème, avec les brasseries parisiennes blindées de monde, c'est qu'on n'est jamais discret. Déjà, quand on parle de ses conquêtes, c'est gênant de voir les oreilles du cadre cadra -dynamique mais solitaire- d'à côté se tendre ostensiblement pour capter des bribes de votre vie intime. Mais quand vous avez ce genre d'expérience à partager avec un ami cher, ça donne sérieusement envie de remplacer les Ray Ban du type par une paire de bouchons pour oreilles, ou son Black Berry par un I-Pod à donf.
Bon, bref. Je lui racontai ces deux jours, pendant qu'on buvait pintes sur pintes. Au final, Julos n'en revenait pas, par dessus tout, que je ne m'inquiète pas outre mesure ; que je ne déclare pas la disparition de Chiara.
- Pour que les flics viennent chez moi ? Qu'ils me prennent la bestiole pour la coller dans un zoo ? Mais si c'est vraiment elle...
Soupir.
- Si c'est vraiment elle, comme je le crois, Julos, ils vont me l'enlever ! Et je ferai quoi, moi, TOUT SEUL ?
Re-soupir.
- Bon, déjà, tu viens dormir chez moi, et prendre une douche, et sentir meilleur, et t'éloigner un peu de ta bauge et de ta bestiole chérie. Demain, on aura les idées plus claires pour décider quoi faire...

Épuisé par cette conversation, et par le stress de ce deux jours, que j'avais sans doute un peu occulté par des achats de salade compulsifs, j'obtempérai, non sans repasser chez moi faire un petit câlin à ma compagne et vérifier son stock de plante vertes.

Je dormis comme un bébé qui aurait bu des litres de bière. Au matin, la casquette plombée m'aurait presque semblé rassurante si la mémoire de mon état (homme seul, 34 ans, avec okapi pas propre chez lui) ne m'était puissamment tombée dessus avec les premiers rayons du soleil. Je m'habillai en vitesse, et filai retrouver mon appart, ses odeurs et les emmerdes associées.

En ouvrant la porte, j'eus l'impression de rêver, ou d'avoir rêvé, je ne sais plus bien.

Plus d'odeur. Plus d'okapi dans mon lit. Aucun des ravages constatés les jours précédents. Juste la silhouette de Chiara, allongée sur le canapé.
- Ben, qu'est-ce que tu fais-là ???
- Ben, et toi, t'as dormi où ?
- Ben... chez Julos. Il m'a emmené, parce que... parce que... heu... j'étais pas bien.
- Pas bien pourquoi ? Parce que j'étais partie ?

Je sentis mes jambes se dérober sous moi. Je m'affalai dans un fauteuil.

- Tu... tu m'expliques, là ?

J'étais complètement paumé, tout à coup.

Pas un seul instant je n'avais imaginé que Chiara était partie. J'avais tellement besoin d'elle que je n'accèdais même pas à l'idée qu'elle se débarrasse de moi. Avec le recul, ce n'était pourtant pas faute de m'avoir mis en garde... J'aurais du comprendre plus tôt, alors ? Et voilà, une fois de plus, je n'étais qu'un rêveur, aussi puéril qu'égocentrique. Quel plaisir une femme pouvait-elle trouver à vivre à mes côtés ?

Et l'okapi, alors ? Quelle mouche délirante m'avait piqué ?

Air hautain. Quelque chose me dit que j'allais en prendre pour mon grade. Et m'apitoyer bruyamment sur mon sort ne servirait à rien, si ce n'est à la faire enrager d'avantage. Alors comme un gosse, je courbai l'échine sous la tempête.

Elle se levait, d'ailleurs.
- Tu voudrais que je t'explique quoi, au juste ? Que je suis revenue parce que je culpabilisais de t'avoir quitté sans un mot ?  Parce que je ne parviens pas à savoir si je t'aime encore ? Parce que je voulais voir à quoi tu ressemblais après 2 jours sans moi ? Passé la trentaine, il y a des choses que tu pourrais peut-être commencer à comprendre tout seul, non ?

J'allai lui répondre que non, il y avait des tas de choses que je n'étais pas du tout en mesure de comprendre tout seul. Que, par ailleurs, ma vie ne pourrait jamais me passer d'elle, même si je n'étais plus un enfant, et elle, pas ma mère ; mais que, si elle voulait bien qu'on reparte à zéro, j'étais prêt à faire des efforts démentiels pour la garder près de moi : mûrir aussi vite qu'une tomate en plein été, être plus attentionné qu'un papa pingouin, vivre avec elle des moments de passion torride, même, et ne plus laisser traîner mon linge sale, lui faire des compliments tous les jours et lui offrir des fleurs toutes les semaines. Lui faire un enfant, aussi, peut-être, oui, mais un peu plus tard... Lorsqu'elle tourna les talons pour aller fourrager dans le frigo.

Je dois reconnaître que ce que j'entendis ensuite me fit une drôle d'impression.

- Hé, mais... Tu manges de la salade, toi, maintenant ??? Ohlàlà, la quantité !!!

Debout, au seuil de la cuisine, des salades plein les mains, Chiara me regardait fixement, d'un air ahuri.

Je me dis que, cette fois encore, tout n'était pas perdu.

mardi 16 mars 2010

Arrête tout de suite, Greg !

Bon OK, arrête, Hugh...
Voilà, Hugh Laurie, l'interprète de Dr House (vouivouivoui, lui !!! ) a écrit un roman, y'a longtemps. Comme le bouquin est ressorti récemment (on se demande pas pourquoi), je l'ai acheté (là, on peut se demander pourquoi). Bon, OK, c'était pour mon homme, pas pour moi, semble t'il. Mais j'ai tenté de le lire tout de même. Échec. C'est rare. Pourquoi ?
Parce que, passé les trente premières pages où c'est marrant de retrouver l'humour, l'ironie, les jeux de mots, les exagérations, bref, l'univers langagier de House, passé les trente premières pages où l'auteur déroule une vague histoire de marchands d'armes, du genre "on-ne-sait-pas-si-les- méchants-sont-les-gentils-ou-si-c'est-l'inverse", on cherche toujours à comprendre l'intrigue, et le pourquoi du comment le narrateur se retrouve impliqué là-dedans. Au bout de cinquante pages, on commence à se demander s'il a bientôt fini de faire le malin avec son humour à la con. Au bout de soixante, s'il va bientôt arrêter son verbiage pour nous raconter vraiment son histoire. Bref, comme je ne suis pas une lectrice tenace et que je crains plus que tout de perdre mon temps en lectures idiotes, j'ai fini, gavée de ce cabotinage, par remettre le bouquin dans une étagère qui passait par là.
Ça m'apprendra à lire des conneries. Bridget* , au secours !!!

*Bridget Jones : autre lecture idiote (Hé ! C'était y'a longtemps, quand même !) de votre serviteuse.

lundi 15 mars 2010

3. De druimes et de trains (Nouvelle)

Toute ressemblance avec des personnes existant réellement n'est que la conséquence directe de mon manque d'imagination.


Je suis ordinairement considérée comme une belle femme. Quand je croise une homme dans une rue quelconque, je ne mens pas si je dis que je m'attends à voir ses vertèbres cervicales tourner les unes sur les autres pour que toute sa tête puisse suivre l'objet que ses yeux désirent voir, et que cela se produit, le plus souvent. Ce phénomène ne provoque rien de plus en moi que la pluie qui tombe. Si j'avais dit le soleil, vous auriez pensé « elle aime bien ça » avec une condescendance un peu envieuse. Alors je dis la pluie : comme ça, pas d'envie, pas de condescendance. Juste l'idée que je me fais de ce regard. Ni suave ni dérangeant, ni accablant, ni même exaspérant. Juste terne, comme un trottoir qui commence à sécher.

Parfois, je suis dans la vie, et parfois je n'y suis pas. Mon analyste me dit de vivre au présent, mais je ne vois pas de quoi il veut parler. On ne peut pas vivre au passé ou à l'avenir. Trinquer, peut-être. Vivre, non.

Parfois je suis si loin, si profondément loin que ne parviens pas à rester accrochée aux wagons prestes du réel. Ce train-là roule trop vite pour moi. Alors je saute en marche, je m'assois sur le bord, à côté de la voie, et le laisse passer. Comme une vache, je rumine, et je regarde. Mon imaginaire me tient lieu d'herbe. Je broute de grands morceaux de rêve, et j'examine le vide avec patience. Ensuite, quand la porte du wagon de queue disparait dans une brève nuée de brume, je reste là, posée sur le ballast. Il y a de la tourmente, après le passage d'un train : le bruit des roues sur le métal des rails, le vent vif qui s'engouffre derrière le convoi, puis toutes ces sensations qui s'évanouissent ensemble, laissant place à un drôle de silence. Mais je ne pleure pas. C'est bon d'être enfin seule, livrée à moi-même, fuyarde et abandonnée.

En hiver, je sors de temps en temps sans mes apparats habituels. J'enfile un jean trop large, je ne me maquille pas mais j'attache mes cheveux. Je vais dans les mêmes endroits, croise les mêmes hommes, mais bien moins réagissent, leur cervicales se tiennent tranquilles. C'est comme si j'étais là incognito, fausse star bêtement affublée d'une paire de lunettes de soleil. En rentrant chez moi, je me demande à quel moment j'usurpe : belle ou naturelle ? Peu importe, puisque les hommes sont idiots et qu'ils ont autant de discernement que les cochons d'Inde.

Pourtant, je suis mariée. Certaines fois, même, je travaille, mais ce n'est pas très utile, et je n'ai pas de vie à gagner. Il l'a déjà gagnée, ma vie. Malgré tout, je crois que je l'aime. Il a quelque chose de très profond qui m'attache. Comme si la chèvre de M. Seguin avait hésité à partir, et finalement préféré la sécurité du clos à l'herbe goûteuse des montagnes. Alors je suis restée. Et pour prendre la fuite, j'ai toujours le ballast.

Ce week-end nous allons chez des amis. De très bons amis. Nous passons d'agréables moments, ils ont une conversation suave et distincte, et avec eux mon encombrant monde intérieur se dissipe, parfois presque totalement. Nous parlons, buvons, rions, parlons encore et encore, jusqu'à se gorger de soleil levant. Puis nous nous couchons, ivres et harmonieux. Souvent, elle et moi avons de longues discussions en tête à tête. D'autres fois, nous parlons tous en même temps, bruyamment. Il apparait presque toujours que nous nous ressemblons. Mais cette similitude s'inverse avec le sexe. C'est à dire que cet homme a des choses en commun avec moi. Pas toutes, bien sûr, mais il y a là quelque chose de difficile à définir : la même conjugaison infantile de rêves brisés, d'échine courbée à contrecœur et d'imagination insatiable. Et le sentiment persistant de n'être pas celui ou celle que les autres croient voir. De l'autre côté, mon mari et cette femme parlent une langue commune : celle des vrais adultes qui ne font plus le dos rond depuis qu'ils ont plié sous le poids du raisonnable. Comme si une sagesse de bon aloi faisait désormais partie d'eux. Je ne les envie pas. Car notre sentiment d'usurper est certes gênant, notre exaltation importune, mais notre vie intérieure mille fois plus riche et vibrante que ce bon sens affiché et cette misérable tempérance.

Nous y sommes. Il est tard et déjà la nuit va, tambour battant, nous entraîne dans des discussions éthyliques où chacun se livre. Il me parle de son enfance. De ce malaise sourd qui le prend quand il se réveille après un rêve où il avait six ans, de ce trouble qui le tient toute la journée dans un éveil de cocaïnomane, et du désespoir de la perte de cette innocence-là. J'entends très bien, et, comme souvent, ses mots résonnent en moi, mais je n'y peux rien : l'extériorité et l'alcool font que rapidement je décroche, saute du train et me retrouve sur le ballast. A peine deux wagons plus tard, je remonte et suis contrainte d'acquiescer alors que je ne sais plus de quoi il est question.

A un moment, les autres, mon mari et la femme, décident qu'ils sont fatigués et vont dormir. La campagne blanchit déjà, lorsque nous décidons d'aller marcher dans le lever de soleil. La marche agit sur moi comme un passage à niveau, et bloque le cheminement des trains, réduisant les risques d'échappées belles en ballast fantasmatique. J'en profite. Mes sens sont comme aiguisés à la lame d'une clarté pure. Mon cœur, mal habitué à me sentir si leste, est gauche et engourdi dans ma poitrine. Je suis vivante et je souris. Son regard à lui est juste serein.

Nous marchons longtemps sur un chemin de campagne. Dans les champs, l'attraction de la rosée me pousse à retirer mes chaussures pour fouler l'herbe menue. Tel un enfant, il me conduit dans son « coin secret ». Au détour d'un chemin, il faut franchir un ruisseau, et plus loin, il y a un grand trou. Comme l'entrée d'un terrier à taille humaine. Agile, il se glisse à l'intérieur. Il nous faut ramper à même la terre battue, avancer à quatre pattes durant quelques mètres encore, avant de voir le jour, de l'autre côté. Ça monte curieusement avant de déboucher à l'air libre. La sortie ressemble elle aussi à l'issue d'un terrier géant. Il se dégage le premier, puis me tend une main que je saisis à peine.

Le terrain est très pentu ; la mer, devant. Rien de tout cela n'est possible, mais je n'ai que faire de ces conventions-là. Cette pente est entièrement couverte de végétaux étranges. Il s'agit de tiges d'un vert fade, épaisses comme le pouce d'un obèse, ramollies par une langueur crasse, et qui jonchent le sol dans un enchevêtrement bizarre. C'est presque un entrelacs de serpents, un fouillis de lianes ayant leur vie propre. Cette végétation m'angoisse soudain, je me sens comme Blanche Neige effrayée dans sa forêt d'arbres malveillants. L'homme me regarde, mais je ne soutiens plus la lumière de ses yeux. Même la mer est ambigüe. Elle se montre puis se cache, elle est violette, grise et incertaine. Il règne une ambiance de sombres méfaits.

C'est alors que j'entrevois une bête. En premier lieu, j'ai peine à croire que c'est un animal. Je cherche du regard ce qui pourrait expliquer la présence d'une forme aussi abjecte ici. Mais les lianes vivantes et flasques s'étirent à perte de vue. Il n'y  a de place que pour ce type de plante, la terre au sol qui semble battue, invivable, et cette mer équivoque. Ce n'est ni un rongeur ni un poisson, mais un peu des deux. C'est assez plat, allongé comme une truite, poilu comme un rat et pourvu de pattes, qui, comme celles d'un lézard, permettent de ramper. La tête forme un triangle à l'avant, et les deux yeux sont du même côté du poisson, vers le haut, bien sûr. La queue ressemble à celle d'un brochet velu. C'est tout simplement ignoble. Ça grouille sous les buissons ligneux. L'homme me dit qu'il s'agit d'une druime.

Il me regarde en souriant, comme s'il était fier de me montrer cet endroit vicié et ces animaux lamentables. J'ai honte et mon cœur tangue. Mal à l'aise, je le regarde remonter la pente, passer à côté du trou. Tout autour de l'entrée, la végétation a été taillée court, presque au ras du sol. Un peu plus haut, il marche sur une druime qui couine et dévale la pente dans ma direction. Elle rebondit, s'agrippe comme elle peut à ce qu'il reste de fourrés, et atterrit sur mon ventre. Son contact chaud, mou et humide, assorti à la peur qui s'accroche à chacune de mes veines, me plonge dans une colère noire. Je ramasse la druime à mes pieds et la jette violemment vers l'homme qui rit un peu plus haut. Elle s'écrase contre sa poitrine dans un bruit de viande crue, et macule de sang son t-shirt blanc. Puis je m'engouffre dans le trou, persuadée d'être suivie par ces immondes bestioles qui m'écoeurent. Je rampe, étouffe, panique, puis finis pas obtenir du tunnel qu'il arrive à son terme et me laisse, en sueur et hagarde, retrouver la couleur du vrai ciel. Je tombe allongée dans l'herbe, le nez dans les nuages. Le soleil est déjà haut dans le ciel.

Peu à peu mon tempo intérieur s'adoucit, et je reprends pied. Je perçois le sifflement d'un train dans le lointain. Je me relève doucement, me tiens accroupie longtemps, caressant l'herbe drue et profitant du vent qui me fait frissonner. Je l'entends qui sort de son terrier et s'approche. Je me mets debout. L'instant d'après il est contre moi. Je sens son sexe contre mes fesses, et sa langue qui vient lécher ma nuque. C'est comme une drogue dont le plaisir mauvais m'envahit. Le désir fait remonter mon estomac dans ma poitrine, et, l'espace d'un instant, je crains d'en mourir.