jeudi 9 août 2018

Répétition des jours, adolescence

Dix-huit heures. Chacun sortait de cours, on arrivait en jetant son sac aussi nonchalamment que possible le long du mur et on cherchait du regard ceux qu’on voulait retrouver. C’était l’heure des baisers d’adieu du soir, des baisers de retrouvailles du soir, des garçons appuyés entre les jambes des filles, quelle que soit la température les filles leurs fesses posées sur les rebords de fenêtres, d’un bâtiment si long qu’il laissait place pour cela aux jeunes générations dans leur entier, l’architecte avait bien pensé ces rebords de fenêtres en ciment, dénivelé idéal pour laisser pendre des cheveux de filles autour des têtes de garçons, ceux-ci ayant ainsi facilement leur nez dans des poitrines menues ou replètes, c’était agréable pour chacun, et mettre les mains autour des fesses. Le bâtiment était bien consentant pour ces baisers alignés sur lui ; moins les adultes qui le peuplaient, mais on le faisait quand même : la masse aidant, les adultes de dix-huit heures se terraient dans des renoncement de bureaux, attendant que l’heure des caresses passe. C’était des minutes qui s’égrenaient vite, celles d’une cigarette de célibataire ou d’un long baiser de langues, jamais dans les vies futures ne seraient aussi longs les baisers répétés de dix-huit heures, on faisait bien de profiter. On ne s’était presque pas approché de toute la journée ou alors on savait qu’on n’allait pas se revoir avant l’éternité du lendemain matin, toutes bonnes raisons de s’étaler dans ces sensualités d’embrasures, de combien de séductions peuvent-elles témoigner ces fenêtres depuis la construction, cinquante-quatre ans de baisers multipliés par une profusion de lycéens, quelle proportion de ceux qui fument et de ceux qui minoritaires lisent des livres, avant de devenir couple, avant d’être recrachés de nouveau dans la cohorte des célibataires et pour combien de temps jusqu’à la prochaine histoire brève ?
Dix-huit-heures cinq, il fallait être raisonnable, abandonner les fenêtres et leurs douceurs d’étreintes. Une lente transhumance adolescente commençait, comme un ruisseau remontant le flanc de la colline et se séparant en deux selon le sexe, à droite les filles à gauche les garçons, on remontait par des allées cimentées, des enchaînements d’escaliers et de replats, bordés de poteaux métalliques soutenant des toits pour abriter les troupeaux, et de basses haies pour les contenir. La remontée faisait un brouhaha, et on aimait à dire « brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha » à plusieurs jusqu’à l’entendre vraiment, le bruit du brouhaha délibéré et rire ensemble. Peu à peu la remontée unisexe ramenait chacun à une intimité de son genre. Fille, on dévisageait celle qui désormais sortait avec un tel, on témoignait brièvement d’avoir vu l’autre, délaissée, pleurer discrètement ; une commentait l’épilation d’une telle qu’on trouvait jolie pourtant, les sourcils épais – ses grands yeux de loup-garou ; on riait gras en n’évoquant qu’à moitié sous cape les pets du matin ou les ronflements de la cothurne, la manière de manger d’untel, l’odeur de la chambre, la pionne qui fronçait le nez en ouvrant la porte au réveil. Garçon on usait de sa grosse voix neuve pour faire résonner les toits les poteaux, on parlait un peu des fesses des filles, on lâchait bruyamment des préoccupations vaguement contenues la journée, on montrait aux autres qu’on savait parler de bites et de couilles pleines pour l’arrivée du week-end. Il fallait sûrement que chacun montre les forces de son âge et celles de son appartenance au genre ; peu osaient faire exception. Mais tous on avait les jambes lourdes d’être restés assis, lourde la tête de cet enfermement dans le ciment du lycée, lourd le cœur de devoir être captif pour la nuit, pesante la joie d’être avec tous tout le temps, étouffant ce quotidien d’horaires et de répétitions, le rythme compact, et bien épaisses les amitiés en chantier, leur poids en cacahuètes pour toute la vie à venir, en train de cimenter sédimenter à notre insu.


De part et d’autre, on s’agglutinait devant les portes des deux bâtiments identiques, quatre portes avec chacune un gros cylindre de métal de haut en bas pour poignée. Le métal usé dessinait des mappemondes vertes et dorées sur la rotondité du tube. Lourdes portes claquaient en faisant peur aux doigts, leurs vitres abîmées, grattées, même plus transparentes – des graveurs versatiles écrivaient ici comme partout où c’était possible des messages de jeunesse des prénoms des déclarations d’amour des bribes de nos passions éphémères des dessins obscènes – on éteignait même des mégots sur la vitre parfois pour voir – sur ces lourdes et pauvres portes que la pionne ou le pion du soir finissait par venir déverrouiller d’un gros trousseau bruissant de clés, et ouvrir en grand les battants jusqu’aux poteaux plantés là pour butée. Dix-huit heures dix, on entrait.
Ensuite c’était le hall carrelé et ses échos de chapelle, le long couloirs aux tout petits carreaux, longer les salles d’études et bruire d’une résonance collective dans la rumeur des escaliers. Au troisième étage le « dortoir » des terminales – une suite de chambres de quatre ou six lits de part et d’autre d’un couloir sombre à peine éclairé par des lampes « issue de secours » – commençait par une pièce donnant sur l’extérieur, habitée d’un évier et sans doute d’une vieille table, et nommée cordonnerie pour ses alignements de barres métalliques vouées au rangement des chaussures d’extérieur la nuit, des chaussons le jour, et ainsi de suite dans un balancement quotidien de pendule. La cordonnerie vivait au rythme de nos intimités rendues publiques par le matin, intimités plurielles qui s’effaçaient un peu devant l’arrivée des demi-pensionnaires aux cours de huit heures, tout le monde avait oublié les chaussons, ceux de l’internat comme ceux de la maison, et l’on était, tout le jour, chaussures ensemble, avant de redevenir nos différences nocturnes. Sur la vieille table de dix-huit heure douze – ou peut-être était-ce un bureau – la pionne – le pion jetaient leur cahier de pointage, comme un signal de dresseur de bêtes qui sait ce qui l’attend, et là commençait le moment intense où chacun grimpait sur l’autre et criait son nom pour être coché dans le registre, on devenait bestialité pure on régressait dans des sauvageries d’enfance quitte à avoir été bien sage et modèle toute la sainte journée, le pointage était un exutoire dont on n’aurait pu se passer, dont le lycée lui-même n’aurait pu se passer, il fallait bien décharger l’agressivité du jour, avant de pouvoir vite repartir, apaisés et apaisées, redescendre et rejoindre ceux de l’autre sexe, se rasseoir sur les appuis de fenêtre ou s’y tenir debout devant, fumer crânement et puis aller dîner en se tenant la main sous les réverbères, dans un réfectoire éclairé de néons blafards. Il était dix-huit heures quinze ou vingt, l’appel avait fait passage du jour à la nuit, du temps des cours à celui de la vie tout le monde avait traversé le Rubicon quotidien. On passait son plateau sur trois barres luisantes, on saluait les gens des cuisines dans un tintement d’assiettes. C’était l’heure de la bande, du repas, des rires, du ketchup-mayonnaise mélangé à tout, des répliques de films cent fois répétées, des moqueries parfois trop méchantes et qui faisaient mal. C’était l’heure de l’insouciance des premiers bonheurs, de ceux dont on ne sait pas encore qu’on va les perdre.

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vendredi 3 août 2018

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Reprise du texte Un mot pour contenir le monde ? en version vidéo.


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