Dix-huit heures. Chacun sortait de cours, on
arrivait en jetant son sac aussi nonchalamment que possible le
long du mur et on cherchait du regard ceux qu’on voulait retrouver.
C’était l’heure des baisers d’adieu du soir, des baisers de
retrouvailles du soir, des garçons appuyés entre les jambes des
filles, quelle que soit la température les filles leurs fesses
posées sur les rebords de fenêtres, d’un bâtiment si long qu’il
laissait place pour cela aux jeunes générations dans leur entier,
l’architecte avait bien pensé ces rebords de fenêtres en ciment,
dénivelé idéal pour laisser pendre des cheveux de filles autour
des têtes de garçons, ceux-ci ayant ainsi facilement leur nez dans
des poitrines menues ou replètes, c’était agréable pour chacun,
et mettre les mains autour des fesses. Le bâtiment était bien
consentant pour ces baisers alignés sur lui ; moins les adultes
qui le peuplaient, mais on le faisait quand même : la masse
aidant, les adultes de dix-huit heures se terraient dans des
renoncement de bureaux, attendant que l’heure des caresses passe.
C’était des minutes qui s’égrenaient vite, celles d’une
cigarette de célibataire ou d’un long baiser de langues, jamais
dans les vies futures ne seraient aussi longs les baisers répétés
de dix-huit heures, on faisait bien de profiter. On ne s’était
presque pas approché de toute la journée ou alors on savait qu’on
n’allait pas se revoir avant l’éternité du lendemain matin,
toutes bonnes raisons de s’étaler dans ces sensualités
d’embrasures, de combien de séductions peuvent-elles témoigner
ces fenêtres depuis la construction, cinquante-quatre ans de baisers
multipliés par une profusion de lycéens, quelle proportion de ceux
qui fument et de ceux qui minoritaires lisent des livres, avant de
devenir couple, avant d’être recrachés de nouveau dans la cohorte
des célibataires et pour combien de temps jusqu’à la prochaine
histoire brève ?
Dix-huit-heures cinq, il fallait être
raisonnable, abandonner les fenêtres et leurs douceurs d’étreintes.
Une lente transhumance adolescente commençait, comme un ruisseau
remontant le flanc de la colline et se séparant en deux selon le
sexe, à droite les filles à gauche les garçons, on remontait par
des allées cimentées, des enchaînements d’escaliers et de
replats, bordés de poteaux métalliques soutenant des toits pour
abriter les troupeaux, et de basses haies pour les contenir. La
remontée faisait un brouhaha, et on aimait à dire
« brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha-brou-ha-ha »
à plusieurs jusqu’à l’entendre vraiment, le bruit du brouhaha
délibéré et rire ensemble. Peu à peu la remontée unisexe
ramenait chacun à une intimité de son genre. Fille, on dévisageait
celle qui désormais sortait avec un tel, on témoignait brièvement
d’avoir vu l’autre, délaissée, pleurer discrètement ; une
commentait l’épilation d’une telle qu’on trouvait jolie
pourtant, les sourcils épais – ses grands yeux de loup-garou ;
on riait gras en n’évoquant qu’à moitié sous cape les pets du
matin ou les ronflements de la cothurne, la manière de manger
d’untel, l’odeur de la chambre, la pionne qui fronçait le nez en
ouvrant la porte au réveil. Garçon on usait de sa grosse voix neuve
pour faire résonner les toits les poteaux, on parlait un peu des
fesses des filles, on lâchait bruyamment des préoccupations
vaguement contenues la journée, on montrait aux autres qu’on
savait parler de bites et de couilles pleines pour l’arrivée du
week-end. Il fallait sûrement que chacun montre les forces de son
âge et celles de son appartenance au genre ; peu osaient faire
exception. Mais tous on avait les jambes lourdes d’être restés
assis, lourde la tête de cet enfermement dans le ciment du lycée,
lourd le cœur de devoir être captif pour la nuit, pesante la joie
d’être avec tous tout le temps, étouffant ce quotidien d’horaires
et de répétitions, le rythme compact, et bien épaisses les amitiés
en chantier, leur poids en cacahuètes pour toute la vie à venir, en
train de cimenter sédimenter à notre insu.
De part et d’autre, on s’agglutinait devant les portes des deux bâtiments identiques, quatre portes avec chacune un gros cylindre de métal de haut en bas pour poignée. Le métal usé dessinait des mappemondes vertes et dorées sur la rotondité du tube. Lourdes portes claquaient en faisant peur aux doigts, leurs vitres abîmées, grattées, même plus transparentes – des graveurs versatiles écrivaient ici comme partout où c’était possible des messages de jeunesse des prénoms des déclarations d’amour des bribes de nos passions éphémères des dessins obscènes – on éteignait même des mégots sur la vitre parfois pour voir – sur ces lourdes et pauvres portes que la pionne ou le pion du soir finissait par venir déverrouiller d’un gros trousseau bruissant de clés, et ouvrir en grand les battants jusqu’aux poteaux plantés là pour butée. Dix-huit heures dix, on entrait.
De part et d’autre, on s’agglutinait devant les portes des deux bâtiments identiques, quatre portes avec chacune un gros cylindre de métal de haut en bas pour poignée. Le métal usé dessinait des mappemondes vertes et dorées sur la rotondité du tube. Lourdes portes claquaient en faisant peur aux doigts, leurs vitres abîmées, grattées, même plus transparentes – des graveurs versatiles écrivaient ici comme partout où c’était possible des messages de jeunesse des prénoms des déclarations d’amour des bribes de nos passions éphémères des dessins obscènes – on éteignait même des mégots sur la vitre parfois pour voir – sur ces lourdes et pauvres portes que la pionne ou le pion du soir finissait par venir déverrouiller d’un gros trousseau bruissant de clés, et ouvrir en grand les battants jusqu’aux poteaux plantés là pour butée. Dix-huit heures dix, on entrait.
Ensuite c’était le hall carrelé et ses échos
de chapelle, le long couloirs aux tout petits carreaux, longer les
salles d’études et bruire d’une résonance collective dans la
rumeur des escaliers. Au troisième étage le « dortoir »
des terminales – une suite de chambres de quatre ou six lits de
part et d’autre d’un couloir sombre à peine éclairé par des
lampes « issue de secours » – commençait par une pièce
donnant sur l’extérieur, habitée d’un évier et sans doute
d’une vieille table, et nommée cordonnerie pour ses alignements de
barres métalliques vouées au rangement des chaussures d’extérieur
la nuit, des chaussons le jour, et ainsi de suite dans un balancement
quotidien de pendule. La cordonnerie vivait au rythme de nos
intimités rendues publiques par le matin, intimités plurielles qui
s’effaçaient un peu devant l’arrivée des demi-pensionnaires aux
cours de huit heures, tout le monde avait oublié les chaussons, ceux
de l’internat comme ceux de la maison, et l’on était, tout le
jour, chaussures ensemble, avant de redevenir nos différences
nocturnes. Sur la vieille table de dix-huit heure douze – ou
peut-être était-ce un bureau – la pionne – le pion jetaient
leur cahier de pointage, comme un signal de dresseur de bêtes qui
sait ce qui l’attend, et là commençait le moment intense où
chacun grimpait sur l’autre et criait son nom pour être coché
dans le registre, on devenait bestialité pure on régressait dans
des sauvageries d’enfance quitte à avoir été bien sage et modèle
toute la sainte journée, le pointage était un exutoire dont on
n’aurait pu se passer, dont le lycée lui-même n’aurait pu se
passer, il fallait bien décharger l’agressivité du jour, avant de
pouvoir vite repartir, apaisés et apaisées, redescendre et
rejoindre ceux de l’autre sexe, se rasseoir sur les appuis de
fenêtre ou s’y tenir debout devant, fumer crânement et puis aller
dîner en se tenant la main sous les réverbères, dans un réfectoire
éclairé de néons blafards. Il était dix-huit heures quinze ou
vingt, l’appel avait fait passage du jour à la nuit, du temps des
cours à celui de la vie tout le monde avait traversé le Rubicon
quotidien. On passait son plateau sur trois barres luisantes, on
saluait les gens des cuisines dans un tintement d’assiettes.
C’était l’heure de la bande, du repas, des rires, du
ketchup-mayonnaise mélangé à tout, des répliques de films cent
fois répétées, des moqueries parfois trop méchantes et qui
faisaient mal. C’était l’heure de l’insouciance des premiers
bonheurs, de ceux dont on ne sait pas encore qu’on va les perdre.
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