dimanche 31 mars 2019

Un jour, un jeu !

C'est Guillaume Cingal qui est responsable de ce qui se passe ici... Tout a commencé par un bête post matinal sur Facebook. Le 29 mars à 9h37, voilà ce que je lis : 

"Ce matin, j'ai battu un record en me rendant aux Tanneurs.

De porte à porte : 26 minutes. 


4 minutes de chez moi à l'arrêt de bus.
2 minutes d'attente.
4 minutes en bus.
12 minutes en tram.
4 minutes de l'arrêt du tram à mon bureau.


Voilà une suite dont on pourrait faire une forme poétique innovante : cinq strophes de 4, 2, 4, 12 et 4 vers respectivement.

Mais pas maintenant. J'ai cours toute la journée."

Voilà qui pique ma curiosité, me donne envie de répondre à la proposition ainsi formulée. On est vendredi matin, j'ai du boulot, j'y pense un peu, et puis j'oublie...

Le lendemain matin, samedi, peu après le réveil, je découvre que le Guillaume Cingal a pondu sur son site un poème qui répond à la forme évoquée plus haut, et que, comme il est joueur, il a ajouté une contrainte, à nous de la trouver... Je cherche, je cherche, ne trouve pas, il me donne des indices, et pour finir... Wahou, balèze la contrainte ! Mais ça me tente, j'aime bien les formes contraignantes. J'avais quelques pistes en tête, une histoire bizarre, bref, la matinée s'écoule, j'y songe, et un peu plus tard, je mets un point final à mon texte (ci dessous) qui respecte donc la même forme que celui de Guillaume. A vous de jouer  : D'abord, trouvez la contrainte supplémentaire ; ensuite, amusez-vous bien... On attend vos textes ! 

Parole d’utérus

Il me parle d’habitude, ou au moins me parla
Mais depuis hier plus mot, walou, zob,
Il est coi. Je parle à mon estomac
Qui lui, toujours, répond.

Las ! frémit l’infirmière.
Attendez le médecin, il passe derechef.

Misère, ce n’est donc pas un gag ?
C’est un coup du magyar, sans doute à l’heure du rush
Il a prélevé votre précieux, cet abruti
Un riquiqui tout juste arrivé de Tokaj !

L’organe en poche, a filé jusqu’au dock
S’embarquant sans tarder sur un vaisseau fluvial
Sans craindre pour lui même qu’on lui vole son rectum
Ni songer une seconde à l’avenir incertain
Que lui réserve ce voyage en cargo,
Car paré d’une pareille matrice, il court à la gueule du loup.
Dans sa besace, le morceau, coté puissant au Nasdaq
Pèse lourd, et attire derrière lui ceux qui veulent le piller,
Car rares sont ceux qui parlent la langue des utérus.
Il faut dire qu’aujourd’hui, on marchande avec tout,
Et que cet étudiant était ici sans le sou,
« Gagner, gagner ! » c’était son leitmotiv.

Monsieur, je n’aime pas votre flow !
Vos apprentis sont anormaux !
Je vous charge de vite récupérer mon bien, dès maintenant allez-y,
Sans quoi c’est vous que, tout bientôt, vous éviscérerez.

samedi 30 mars 2019

La crotte du gecko

Le linge très sec sur le balcon, il est rêche et doux par endroits, usé. La nuit a été chaude, le jour va l’être encore plus. Sur la surface plane et colorée, jaune vif, sur le tissage serré de fils de coton, sur le drap propre et tendu, une très petite crotte noire, de la taille d’une graine, un peu pointue à une extrémité, plus arrondie à l’autre. La crotte, dont la forme indique qu’elle a été moulée par l’anus minuscule d’un animal passé là pendant qu’on n’y était pas, dans sa promenade nocturne. Une présence dans notre absence, comme un cambriolage sans vol. (Un cambrioleur qui s’envole.) La crotte du gecko. Sèche et délicatement collée à la fine toile du drap, le bruit minime presque silencieux lorsqu’on secoue le drap, le bruit minime qui est aussi vibration ténue, vibration de la crotte collée qui se décolle, vibration du drap léger, bien usé, mince tremblement des fibres lorsque la crotte est entraînée par son poids (ou poussée du doigt par qui dépend le linge). On pourrait croire que la crotte est un peu collante parce que le gecko tient à ce qu’on s’aperçoive bien de sa présence – sans cette qualité d’être collante, elle pourrait s’envoler avec les vents chauds des nuits d’été – à ce qu’on repère bien la trace de son passage. Mais le gecko sans doute ne choisit pas la nature de sa crotte. Sa crotte est simple, comme toutes les crottes, un modeste amas des déchets alimentaires non exploités par l’organisme de celui qui fait sa crotte, et qui vient à s’évacuer là, un peu humide, le moment venu. Puis qui sèche dans l’air libre de la nuit. Que l’esprit matinal sur le balcon reste perplexe devant cette crotte sur le linge propre, cette crotte qui signe le passage du temps, la continuation du monde et de la vie pendant notre absence, c’est une chose qui ne concerne point le gecko. C’est autre chose et (pourtant c’est toujours la crotte). L’étrange absence de l’animal, le savoir indéniable de son passage, son invisibilité dite par la crotte en même temps que son existence sûre, la crotte sa présence absence. La toute petite crotte noire, sèche et pointue, nous métaphysique. Et (ce n’est pas tout) elle nous ramène immanquablement à son auteur, son petit producteur, elle le fait surgir dans la pensée, le gecko, à travers sa trace, comme l’empreinte du sanglier dans la boue d’une forêt fait surgir le groin marron foncé et le poil hirsute de cochon noir, comme la marque gravée dans la pierre d’un monument porte en elle le baiser des amants – leurs initiales perdues – la crotte porte en elle l’espèce de lézard épais, comme un lézard ordinaire de nos contrées qui serait devenu obèse, et (un peu crapaud). Il n’est pas d’ici, le gecko, c’est un animal migrant. Trente ans (à peu près, sans doute) que ses crottes sont arrivées sur les étendoirs à linge des balcons du sud de la France. La crotte de gecko nous écrit dans une langue sauvage composée de mots-crottes tracés au hasard sur les draps, nous écrit du lointain, (de derrière les volets), nous écrit que l’œil du gecko nous regarde, qu’un animal exotique est dans nos parages, nous raconte l’histoire, la présence précise (et incontournable) de cette petite crotte noire, sèche, pointue (à une extrémité, pas à l’autre). Dans cette crotte qu’on trouve le matin, arrêtée dans le linge propre, il y a des containers trimballant palmiers des pays tropicaux vers les grands ports de la méditerranée, il y a le climat réchauffé qui offre aux geckos (les doux hivers de) leur survie. Mais c’est une grande exagération de l’esprit que cela : est-ce que l’infime objet, posé là sous l’œil de qui s’apprête à dépendre le linge, contient l’imaginaire, est-ce que la crotte contient l’histoire de la mondialisation lancée (comme un cheval au galop inarrêtable) ? Le gecko lui s’en fout, il crotte. Sa crotte colle au drap. Le drap est coloré, vert vif, sec, un peu rêche et usé, quelqu’un le dépend. Dans la tête derrière l’œil qui regarde, un gecko bien vivant, bien là, il entretient un lien d’intimité avec l’été, avec le palmier, sa crotte comme l’âme apparente de l’animal. Dépendre le linge ouvre au vide de la pensée, dans ce vide se niche le gecko (l’épais lézard à la peau grumeleuse), rugueux comme chez Claude Ponti (les personnages), les doigts du gecko terminés chacun par une ventouse circulaire, l’imaginaire derrière l’œil, ce n’est pas avoir un lézard dans la tête, c’est l’histoire du gecko sa généalogie qui se raconte pendant que les doigts courent sur le tissu rêche (par endroits usé). Le gecko dont on ne sait presque rien, si ce n’est son épaisseur, la rugosité de sa peau, la forme un peu pointue à une extrémité de sa crotte, ses apparitions brèves sur le même mur à une heure identique qui ponctuent les soirs d’été, notre étonnement (une curiosité sincère), la course rapide le long du mur qui fait sursauter qui ouvre les volets au couchant. Avec la crotte sur les draps, il y a la maigre connaissance de l’invisible, de ce qui passe, les petits qui s’égarent dans la maison à la fin de l’été, qu’on tente d’attraper pour reconduire au dehors, qui laissent leurs petites queues tombées longtemps frétillantes (dans les escaliers). Pourtant dans le visible, il n’y a que cette petite chose noire, un peu dure (friable) qui en séchant a pris dans sa matière quelque fibres du coton usé, et qui fait un très léger crissement en se détachant du drap. Qu’est-ce donc que cette crotte ? Un petit tas d’atomes. La matière. Les insectes mangés. Des déchets de moustiques morts et digérés, qui ne piqueront plus personne, ne ferons pas râler les touristes de passage, ceux qui ne prennent pas le temps (de s’habituer aux piqûres). Dans l’amas minuscule de matière (atomes molécules) évacué par l’animal, sa présence totémique, nos fantasmes de tropiques. LA CROTTE. Le lézard au mur chez Robbe-Grillet, la Jalousie, l’insaisissable répétition des scènes dans le Nouveau Roman (une époque lointaine ou proche – selon), la fascination pour le texte quasi-vide, plein du désir. Non, non, ce n’est pas un lézard, (dans le livre) c’est un scolopendre. La scène du scolopendre, l’homme qui se lève et le tue, le couple à table, immobile, la tache au mur – il n’y a pas d’histoire il y a ce qui se passe – la scène, les personnages, ce que veut dire le scolopendre, ce qu’il ne veut pas dire, ce qu’il ne dit ou rien, la tache. Ce que le texte ne dit pas. (Ce que le réel ne dit pas.) Ce qu’il se passe dans la tête. La crotte de gecko qui fait surgir l’imaginaire colonial. Le réel qui n’agit en rien, la crotte immobile qui ne veut rien, la pensée qui pense. La tête qui pense ou ne pense pas, la tête qui vit sa vie, sa folie de tête. La jalousie. La chaleur. Les doigts qui ramassent les pinces à linge, le drap maintenant replié, les tropiques. La scène qui se répète, l’adultère. La jalousie (c’est un store). Les palmiers qui voyagent, le chaud, le froid, les containers, les geckos à l’assaut du monde. De cela rien n’existe, tout est là peut-être, entre la crotte et le drap. La crotte qu’on peut écraser entre le pouce et l’index, la petite forme moulée qui devient poussière, les évocations, poussière de tête à l’intérieur du crâne (le souffle du vent qui respire). Le chaud qui monte du balcon. Et puis ce n’est pas un gecko, l’animal (une tarente de Maurétanie).
Photo. Rémi Fonters, LPO Isère

(encore un texte né chez François Bon, dans l'atelier d'hiver du Tiers Livre)

dimanche 24 mars 2019

Trouble

En vidéo ici 




Trouble l’eau trouble ton regard trouble qui trouble, qu’est-ce que tu regardes ? c’est l’eau que tu regardes ?
C’est l’eau que tu regardes ?
Qui regarde, qui ? qui regarde ? Ça, l’eau trouble. Qui regarde.
Elle est trouble, c’est net.
Et qu’est-ce que c’est qui se regarde là ? Palmier feuilles mortes en surface, un tas au fond, ou bien un âne mort et deux abricots ?
Palmier feuilles mortes en surface un tas au fond ou bien un âne mort et deux abricots.
Deux abricots. Oui deux.


Vert vert bleu, carreaux. Cœur carreau.


Arrêtez, pas les cartes, arrêtez !


Les yeux c’est qui ? Les yeux sont à qui ? Comment tu regardes ? Avec quoi ? Quelle majesté te regarde du fond de l’eau ?
Un petit tas de feuilles mortes ?
Sa majesté l’âne mort noyé qui regarde et qui trouble.


Et qui trouble, trouble l’eau, trouble la feuille morte, la surface avec ses gouttes, celles-là, là, qui troublent.
Qui regarde et qui empêche de voir ? Qui pêche ? Qu’est-ce qui pêche ?


Personne ne pêche, arrêtez !


La lumière pêche la lumière décroît, la lumière pêche par son absence, sa décroissance, sa décrépissence, son amour de l’eau trouble et du fond.
La lumière au fond. La lumière qui fond, dans l’eau trouble.


La lumière décrépite au fond de l’eau trouble. Un petit tas de lumière fondue. Devenue masse sombre.


La lumière décrépite au fond de l’eau trouble. Un petit tas de lumière fondue. Devenue masse sombre.


La surface qui ne sait même plus ce qu’elle est, où elle est. La surface qui n’est pas trouble, qui n’est pas là, est-ce qu’il y a même une surface, une frontière entre l’air… ou un passage vers la mer ?


Est-ce qu’au fond on trouve des animaux venimeux célestes et qui font de la lumière. Qui fondent la lumière. Fond de la lumière.


Le fond de la lumière est une eau froide et verte et bleue avec un petit tas d’ânes morts au coin.


L’eau fait l’amour avec le fond, l’âme sourd du fond.


Arrêtez avec les jeux de mots !


Ce qui sort et ce qui mord. Ce qui n’est pas mort. Ce qu’il reste après la mort : ce qu’il reste du mort.
Décrépissence et mortitude du fond.
L’eau.
Maximation, frivolation délegerée. Des légèretés.
Du déréglé. L’eau de la pluie qui se réchauffe.
Sommes-nous un futur petit tas de petits ânes morts ?