samedi 30 juin 2018

Si l'on s'y risque

Rien pensé et pourtant la ville continue à dériver. Place Pasteur, l’ancienne, avait de grandes dalles glissantes, et un amas d’énormes pavés empilés au milieu. On pouvait grimper et s’y asseoir. De là, les fesses un peu talées par l’arrête de la pierre à travers la toile du pantalon, on voyait la place qui n’était plus rien que le croisement ouvert de trois rues : la Grand Rue traversant la place de part en part, la Grand Rue étant la place, en partie ; la rue Luc Breton, avec son léger pas de côté avant de rejoindre la rue des Granges ; et la rue Pasteur, longue et qui en croisait d’autres, avant d’aller aux bistrots. Une sorte d’entonnoir à double embouchure formée par les plus fines rues, la grande s’écartant souplement pour laisser, faire, place. Un peu comme un boa qui aurait avalé un gros lièvre tout rond.
Les fesses sur les faces supérieures des parallélépipèdes rectangles, parois lisses, lustrées, brillantes, certaines d’un beige tirant vers le rose de la peau humaine, d’autres jaunes, plus ou moins foncées, ou grises, d’un beau gris profond et clair, tranquille. Enfant, on était fasciné par l’alternance des dalles au sol, les couleurs, et la taille des blocs scellés au milieu de la place, comme une montagne de géométrie minérale. Dans la rue, il fallait évidemment sautiller, avancer le pied plus loin pour marcher sur le gris. Moins larges que les autres, les bandes grises, régulièrement interrompues, dans la largeur de la rue, et les joints entre ces dalles, rubans plus clairs dans cet espèce de carrelage urbain, faisaient comme un plan de ville imaginaire sur le sol de la Grand Rue, les rues plus claires entre des blocs immenses... Pourquoi les images éloignées de l’enfance ont-elle cet angle de vue resserré ? Les bâtiments s’écartent et la rue devient la place, soudain on a six ans et la ville est intimidante. Ce n’est pas le lieu de souvent, on a quitté le village, ça ressemble à une occasion, la séance de Rox et Rouky, on avait manqué l’école pour venir jusque là et comme c’était un jour scolaire il n’y avait personne bien sûr le cinéma annulait la projection et pourtant, la mère – toujours la mère – avait obtenu qu’on voie le film : deux dans la salle, et des sanglots de désespoir devant tout ce malheur animal, qui reviennent à l’identique aujourd’hui si l’on s’y risque. Si l’on s’y risque.


Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition presque chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une grande aventure collective dans la langue et dans la ville. 

dimanche 24 juin 2018

Des passages...

En face du lycée Pasteur, celui où on a été élève de classe préparatoire une seule année après le bac, ce lycée dont le nom prononcé en seconde évoquait des adolescents artistes et cultivés, chevelus mais vêtus avec recherche, évoquait des heures passées dans des bars où il n’y avait pas les vieux du PMU de la rue Battant – le Tarot – ni l’ambiance du baby-foot du troquet de Palente – le troquet où on buvait des blancs-pomme à neuf heures du matin quand le prof était malade (à force un copain avait vomi dans sa manche en cours de latin, c’était gênant comme il était blanc et l’odeur) – pas cette ambiance donc, ni cette faune de périphérie vieillotte mais une autre : vieux babas cool au fumet retentissant, punks et alcooliques vaguement plus bourgeois qu’ailleurs, une ambiance de centre-ville en somme – Yam’s, sombre Black Hawks et Ptit Vat’ avec ses fresques bande-dessinées aux murs, devenu magasin de chaussures depuis. Pendant les tirets des phrases précédentes on a du aller faire un tour dans le quartier de Palente pour retrouver le nom du bistrot où on jouait au baby, ça n’a pas été possible même en errant dans les rues aux noms de fleurs, entre les petites barres d’immeubles peintes en beige avec un toit rouge clair, et les pavillons des années soixante, balcons en fer forgés escaliers en ciment, on n’a pas retrouvé la trace du bar et du baby-foot ; ce n’est pas non plus le moment d’en parler, pourtant un jour seize ans par amour on avait remonté toute la ville depuis le centre sous la pluie battante, les bords de rue transformés en petits torrents, au lieu de marcher sur le trottoir on avait, pour une raison qui échappe aujourd’hui, préféré marcher là dans quinze ou seize centimètres d’eau, quitte à faire. Le tout pour parvenir à ce bistrot, retrouver ceux et celle qui jouaient au baby-foot, monter l’escalier de ciment, traverser la terrasse, et le cœur battant ouvrir la porte en dégoulinant, soutenir le regard à peine curieux des vieux qui doivent être morts depuis, et le regard bleu, le baiser au tourniquet, l’importance de ce retour sous la pluie, dans le cou mouillé les lèvres chaudes, on ne sait plus pourquoi, tout est parti avec d’autres pluies, torrentielles, depuis. En face donc du lycée Pasteur en 1996 démarre un passage fait d’une suite de plusieurs porches alternant avec cours intérieures, lieux alternatifs qu’on dirait bobos sans aucun doute aujourd’hui – mais lycée et passage ramènent immanquablement vers l’autre lycée, celui des trois années précédentes, devant lequel aussi on trouve un passage, souterrain celui-ci pour traverser le Boulevard, on l’appelait toujours simplement le Boulevard, le seul à faire à l’époque la moitié du tour de la ville, et dans ce souterrain du lycée Pergaud de seize à dix-huit ans on se prenait la main et le sol qui chavire, jusqu’à passer d’un lycée à l’autre, quitter Pergaud, sa guerre des boutons, et les villages environnants pour Pasteur, ses vaccins et la bourgeoisie de centre-ville, laisser derrière soi le boulevard et son souterrain, les doigts entrelacés, le bistrot au baby-foot et les blancs-pomme de neuf heures. L’autre passage, celui auquel on rêve encore avec ses deux grosses vieilles portes en bois couvertes d’affiches de concerts décollées par le vent et la pluie engouffrés là ; le premier porche abritait une boutique de vêtements vintage que du haut des dix-huit ans il était impossible de fréquenter tant tout, là-bas, sentait la mère. Les vêtements d’occasion accrochés sur la façade, les treillis vert kakis pour femme, les blousons avec des patchs de groupes de rock, les tee-shirts délavés, tie-die écœurants de la génération précédente. Aujourd’hui au fond on fuit toujours ces mêmes boutiques pour les mêmes obscures raisons que les brocantes, la mère toujours la mère. La suite du passage était faite de ces cours intérieures dans lesquelles les uns et les autres, habitants des appartements au dessus, entreposaient leurs affaires d’extérieur, vélos, cartons, parfois un fil à linge en travers du carré de ciel, et puis des pavés au sol, luisants et pris de mousse. Ce n’était pas les grands et beaux escaliers en bois, juste des cours grises assez banales, simples et habitées, des murs humides et deux, trois boutiques artisanales. On pouvait traverser par là tout le pâté de maisons – et même si aujourd’hui après New-York on dirait bloc – à l’époque on passait le midi pour aller chercher un sandwich dans la Grand-Rue de l’autre côté, place Pasteur il y avait un Quick, on ne peut pas visiter la ville sans entrevoir une flopée d’anecdotes qui s’envolent telles une petite peuplade de papillons noirs. Cette traversée prenait quelques minutes en 1996. De retour on y entre une veille de Noël, c’est un torrent de lumières, la foule ardente des commerces, une constellations de boutiques, on était prévenu mais le cœur se serre bien obligé de se rappeler cela et ceci, la petite librairie dont le propriétaire collectionnait des éditions indépendantes à la place un institut de beauté – Le bazar de Juliette, gommage corps en promotion – et puis des guirlandes partout des guirlandes et d’énormes boules de papier gris clair décorées naïvement et suspendues à des fils lumineux qui traversent les désormais grands rectangles de ciel découpés par cette architecture du nouveau. Les enseignes rythmiquement nous sautent à la gorge, Jules Orange Yves Rocher Camaïeu France Loisirs Nature et Découvertes Monoprix, au milieu, des fauteuils moulés dans du plastique coloré et des gens qui vapotent, on est vite essoufflé de ce monde trop neuf, de la lumière et de ce séisme qui a eu lieu pendant les vingt années où l’on tournait le dos à la ville. La traversée est bien plus longue qu’on ne pensait. Quelque chose s’est passé dans l’absence, un tremblement lent et puissant dans les pierres des murs, l’âme des façades et celle des gens qui marchent, c’est en dedans et en dehors, le passage, le temps, on n’a rien pensé.


Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une belle aventure collective dans la langue.

dimanche 17 juin 2018

Le fantasme d’écriture-tout, ou la complexion du hamac

Dimanche. Lire le blog d'Anne Savelli et réfléchir à l'atelier d'été du Tiers Livre. Penser qu'on pourrait arrêter de vivre, seulement survivre, et puis écrire tout, ce qui a déjà été vécu, le sensoriel de la survie en cours, rien que ça, et aussi ce qu'on rêve, imagine, pense, extravague. On pourrait devenir juste un œil, des oreilles, une peau et des doigts, ça suffirait pour écrire à plein temps l'expérience d'être simplement au monde, sans rien faire d’autre. Aurait-on seulement le temps ?



Rien dans le langage pour épuiser la perception du réel. C'est sans espoir. Autant vivre avec l'incommensurable à son côté.


Voilà ce que je me disais cet après-midi en allant m'installer dans le hamac sous le palmier avec des écouteurs, un endroit tellement confortable et protecteur – je m'y sens comme dans le ventre de l'arbre, ses palmes retombantes me font une cabane au toit vert et mouvant qui laisse entrevoir des éclats de ciel et de nuages, parfois mes yeux hésitent, se demandent s'il y a un reflet mais non c'est juste la lumière qui traverse, avec les écouteurs les bruits du dehors parviennent tout atténués à mes tympans et pourtant j'entends bien le chant des oiseaux – lieu qui ne tardera pas à devenir un oloé... Je me disais, donc, cela. Et puis j'écoutais un podcast de France culture, la suite dans les idées, où Kenneth Goldsmith parle de son livre avec
Franck Leibovici, et l'émission s'est emmêlée avec des rêves pris dans le bercement du hamac et des idées – que j'avais eues il y a peu en retranscrivant une série d'entretiens effectués pour le boulot – comme quoi c'était une drôle d'école à écriture de dialogues, cette aventure de la transcription de la voix, qui nous met en intimité avec la langue de l'autre, avec sa manière propre de ponctuer le langage, avec le ressac de sa pensée et cette façon singulière d'organiser la signification du monde. Alors là, égarée entre des lambeaux de rêves, les paroles de Kenneth Goldsmith en double – français et anglais – et le balancement quasi-utérin du hamac, j’ai pris le temps de ne pas écrire.

vendredi 15 juin 2018

Il pleut

Il pleut. Écrire la pluie en marchant dans la rue. Dans la flaque qui s’étale au milieu de la rue. Dans le bruit plus sonore de la ville mouillée. Dans l’épouvantable procession des bottes. Dans les reflets des vitrines sur chaque pierre, chaque bitume, chaque bordure de trottoir même. Dans la ville kaleïdoscopée par l’eau tombée du ciel. Dans la pluie d’été, dans la pluie d’hiver, dans toutes les pluies de nos mémoires, et dans ces eaux qui brument et font chatoyer les odeurs. Juste après la pluie, dans la ruelle aux pavés luisants, on entend la voix de celui qui dit, marchant derrière, que le parfum est tellement bon. Et devant elle rit, dans une vieille veste en cuir. A Granvelle, sous les arbres, on reçoit une grosse goutte échappée d’une feuille, grosse goutte coulée longtemps sur les autres feuilles, chue de l’une à l’autre dans un périple de goutte, se nourrissant de ses sœurs rencontrées en route, dialoguant avec l’écorce de l’arbre tout au long du chemin, jusqu’à se jeter avec délectation dans le cou du passant pressé, impatient d’un abri et remontant son col. Cette fraîcheur simple qui monte avec la pluie. Ces échos de voitures qu’on entend dans le petit matin, quand on sait sans ouvrir les yeux qu’il pleut. Et les dalles de la place Saint Pierre qui deviennent tant glissantes que de vieilles dames grommellent des insultes pour le maire, à chaque averse. Et puis dans la rue des Granges, devant le Bar de la Poste, on s’arrête au risque d’être repéré, on se fixe là sous la pluie, dans une immobilité de cheval. A travers la vitre, soudain écarquillé dans tout son intérieur, on regarde ces images sur l’écran, d’un orang-outang qui se bat avec une machine à couper des arbres. Le grand singe roux revient à la charge, n’abandonnera pas devant la machine. La scène dure quelques minutes. Les vieux attablés somnolent. La gouttière achève de décoller ses affiches, et fait sa toilette. Les pavés coupés, plats et glissants, quoique plus petits dans cette rue, continuent de luire. La ville s’essuie doucement. On repart songeur, rêvant d’être soi-même un Don Quichotte animal. 

Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une belle aventure collective dans la langue.

samedi 9 juin 2018

Revenir

On arrive par une matinée d’été, avec au ventre un peu d’excitation. De crainte. Là, déjà, le parvis de la gare est décevant. Il faut prendre un souterrain pour rejoindre le parc des glacis. S’est-on demandé à l’époque pourquoi c’était « parc des glacis » ? Aujourd’hui la question se pose. Ou peut être pas. Qu’importe, les pelouses, elles, sont fidèles. Par là-bas, en contrebas, il doit y avoir une petite aire de jeux où longtemps on s’était embrassé dans le froid, debout sur un tourniquet. L’autre avait des mains chaudes, on fabriquait une haleine de langues mélangées, une douceur de muqueuses où s’engouffrer à deux, les yeux fermés. Le baiser avait duré le temps de toute la chanson Stairway to heaven, de Led Zeppelin, et on se demande s’il faut s’en étonner aujourd’hui. Un slow sur un tourniquet. Les paupières fermées, si proches, les cils en gros plan, à chaque fois qu’on ose un regard. Et d’autres choses, plus secrètes si l’on est pudique.
De la gare, le parc est en descente. On n’y croise personne. Les allées sont lisses, comme avant, et on finit par rejoindre la rue Battant. Passer devant ce bar – une sorte de PMU à l’époque, plein de vieux qui doivent être morts depuis – où, chose étonnante entre toutes, on passait des mercredi après-midi entiers à jouer au tarot. Oui, au tarot. Bande d’adolescents jouant au tarot dans un PMU, buvant des blancs-pomme ou éventuellement quelques bières. C’est aussi de là qu’on vient, ne pas oublier ce fragment de l’histoire. Ni la taille des cartes, rectangulaires et allongées, ni les images sur les atouts, ni le dos lisse et rayé – blanc sur rouge, ni l’usure aux coins.
En bas de la rue Battant, l’esplanade surprend, ou pas, elle n’a pas changé. La rivière est là, grosse des pluies du printemps, marronnasse, et un Jouffroy d’Abbans de bronze la regarde passer. Bon. Le tram tout neuf. Le pont Battant. L’église de la Madeleine. Comme ces mots semblent loin, ils sonnent étrangers, à les écrire maintenant !
Une incertitude de la perception ne cesse de tarauder.
Passer le pont. Au milieu, la vue sur les quais. La sensation d’avant revient et à la fois elle n’est plus là. C’est précisément cela : sentir que la sensation qui a existé, n’est plus. Mais quand on sent que quelque chose n’est plus, on sent aussi ce quelque chose, non ? C’est comme une connaissance qui naît de l’absence.
Après le pont, tourner à gauche. Ne pas emprunter la grande rue et ses boutiques (elles doivent être fermées – ces zones commerciales au loin, comme partout). Ne pas chercher du regard, parmi les jeunes gens, des amis (ils n’ont plus seize ans, peine perdue). Ne pas croiser, non plus, le vieil homme un peu fou qui tendait une main tellement tremblante que si l’on avait voulu on aurait peiné à y mettre une pièce. On le croisait si souvent. Ou est-il aujourd’hui, vraiment ? Pensée pour des gens qui vieillissent maltraités au fond de lieux sordides. Pensée qui n’existait pas, à l’époque du long baiser du tourniquet.
On débouche alors sur la place. Ce n’est pas une claque, non, on sait qu’il y a eu des travaux. C’est d’abord une très légère fissure intérieure, pas une franche douleur, juste une lame amère qui vient du fond de soi, monte et se charge de tristesse. La fontaine de pierre calcaire n’est plus là. On ne peut même pas la décrire, on ne s’en souvient pas assez. On ne se souvient plus de l’aménagement de la place du marché. On sait seulement qu’il y avait là des halles, un marché où l’on avait acheté, une fois, des fraises. A la place c’est une grande étendue vide, et il ne reste presque rien dans la mémoire pour reconstruire. Le bar où l’on ne venait jamais – et où pourtant on avait fêté le bac, vomissant force tequila dans les toilettes – est toujours là, avec l’écran géant, le gazon, les types en short. Et puis le conservatoire. Mais ses marches en pierre on disparu. Le passé est parti avec le calcaire. Il a raviné, le temps, tout sur son passage. Et on est toujours là, debout, en train de songer, de laisser venir ces remontées de la mémoire qui disent une chose : l’écart, l’étrangeté de l’écart, l’insaisissable différence et similitude entre le soi de ce jour-là et le soi de ce jour-ci. Du présent on ne sait pas quel passé on habite. La ville est en écho. Le sol tangue un peu. 

  
Texte écrit dans le cadre de l'atelier d'été "construire une ville avec des mots", à retrouver chez François Bon, Tiers Livre. Et c'est pas fini !