Rien pensé et pourtant la ville continue à
dériver. Place Pasteur, l’ancienne, avait de grandes dalles
glissantes, et un amas d’énormes pavés empilés au milieu. On
pouvait grimper et s’y asseoir. De là, les fesses un peu talées
par l’arrête de la pierre à travers la toile du pantalon, on
voyait la place qui n’était plus rien que le croisement ouvert de
trois rues : la Grand Rue traversant la place de part en part,
la Grand Rue étant la place, en partie ; la rue Luc Breton,
avec son léger pas de côté avant de rejoindre la rue des Granges ;
et la rue Pasteur, longue et qui en croisait d’autres, avant
d’aller aux bistrots. Une sorte d’entonnoir à double embouchure
formée par les plus fines rues, la grande s’écartant souplement
pour laisser, faire, place. Un peu comme un boa qui aurait avalé un
gros lièvre tout rond.
Les fesses sur les faces supérieures des
parallélépipèdes rectangles, parois lisses, lustrées, brillantes,
certaines d’un beige tirant vers le rose de la peau humaine,
d’autres jaunes, plus ou moins foncées, ou grises, d’un beau
gris profond et clair, tranquille. Enfant, on était fasciné par
l’alternance des dalles au sol, les couleurs, et la taille des
blocs scellés au milieu de la place, comme une montagne de géométrie
minérale. Dans la rue, il fallait évidemment sautiller, avancer le
pied plus loin pour marcher sur le gris. Moins larges que les autres,
les bandes grises, régulièrement interrompues, dans la largeur de
la rue, et les joints entre ces dalles, rubans plus clairs dans cet
espèce de carrelage urbain, faisaient comme un plan de ville
imaginaire sur le sol de la Grand Rue, les rues plus claires entre
des blocs immenses... Pourquoi les images éloignées de l’enfance
ont-elle cet angle de vue resserré ? Les bâtiments s’écartent
et la rue devient la place, soudain on a six ans et la ville est
intimidante. Ce n’est pas le lieu de souvent, on a quitté le
village, ça ressemble à une occasion, la séance de Rox et Rouky,
on avait manqué l’école pour venir jusque là et comme c’était
un jour scolaire il n’y avait personne bien sûr le cinéma
annulait la projection et pourtant, la mère – toujours la mère –
avait obtenu qu’on voie le film : deux dans la salle, et des
sanglots de désespoir devant tout ce malheur animal, qui reviennent
à l’identique aujourd’hui si l’on s’y risque. Si l’on s’y
risque.
Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition presque chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une grande aventure collective dans la langue et dans la ville.
Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition presque chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une grande aventure collective dans la langue et dans la ville.
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