Il fait frais. Marcher rapidement de la place
Pasteur à la place Saint-Pierre, travelling haché par les pas. Les
silhouettes qu’on croise, quand on marche vite, sont des ombres qui
passent, juste le temps de se faire une idée brève, une idée de
soi jugeant l’autre avec célérité, dans cette première
appréhension sensible dont on sait d’expérience qu’elle ne
durerait pas, si l’on se rencontrait vraiment. Cette femme –
cinquante-cinq ans ? – bien droite immobile le regard baissé
vers la vitrine d’une boutique de chaussures chères et bleu-marine
comme les branches de ses lunettes. De dos, l’homme en costume
grisonnant qui déambule en déséquilibre, titubant sous une
défaillance neurologique. Le trentenaire chauve et barbu, son
garçonnet en trottinette, glissent aussi vite en sens inverse, les
croiser ça fait courant d’air. L’odeur des burgers échappée du
fast-food à l’angle de la rue d’Anvers, avec l’ombre amicale
du patron qui cuit des steaks dans l’avancée vitrée de son
échoppe, son ventre avançant lui aussi, redondance de la véranda,
redoublement de ce qui déborde, sur la rue ou par dessus le
pantalon. La petite vendeuse qui sort en courant de la boutique Etam,
robette noir et sac en bandoulière sur l’épaule, cuir retourné
couleur de jeune chevreuil, la lanière tressée qui traverse le
temps. Et tous ceux et celles qu’on s’attend à croiser et qui ne
sont plus là, avec leurs mines tristes, leurs barbes de trois jours,
des aigreurs dans le regard, des éclats de rire, des cheveux rasés
et des boucles d’oreilles en toc, des rides nouvelles et des
souvenirs différents des nôtres – vieux puzzle des adolescences
éparpillées dans l’âge adulte.
Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre,
l'atelier d'été de François Bon : des propositions qui s'enchaînent tout l'été, 130 contributeurs, une folle aventure dans la langue et dans la ville !
Ah waouw Juliette ce texte !
RépondreSupprimerMerci Annick, c'est tellement difficile de se faire une idée...
Supprimer(NB Juliette redécouvre seulement à l'instant comment publier les commentaires, croyait qu'elle n'en avait plus, jamais !)