En écho à la très belle aventure qui a lieu en ce moment sur Tiers Livre, l'atelier d'été, je viens d'exhumer mon carnet de voyage de Tanger en mars dernier. Ça fait des jours que j'y pense, à ce carnet non ouvert depuis le retour, avec le souvenir vague d'un ou deux textes qu'il faudrait reprendre ici. Ce matin à la plage j'ai écrit ma contribution à la proposition n°25, avec le sentiment d'être tombée à un endroit de vrai questionnement. Cet après-midi, j'ai ré-ouvert le carnet. Et ça résonne curieusement fort. Alors voici, pour le plaisir du chemin et dans le désordre : la proposition de François Bon, le texte de mars, le texte de ce matin. Tout cela entre aussi en résonance avec ce texte-ci, dont je viens de terminer une première version vidéo.
Samedi
24 mars 18 – fin de matinée
Ici
Tanger, en terrasse de la librairie des Insolites, à lire de la
poésie. Les balayeurs de la rue en pente, et de l’autre côté la
mer qui se cache derrière un arbre. Ici je touche du doigt mon
intériorité. Être ici dans cette étrangeté, et à la fois pas là
du tout, ailleurs, au dedans de moi. C’est ça le mystère ?
demande la voix intérieure. Peut-être… qui sait ? Le mystère
c’est être là, ne rien savoir, à peine se demander. Regarder les
chats, sentir le vent (froid) et interroger la magie, ce à quoi on
accède dans un lieu étranger. De quoi sont faites nos pensées dans
la solitude du lointain ? Là où il n’y a nul souvenir à
soi, seulement ceux de milliers d’autres. Il y a comme un vide, à
se balader dans ces souvenirs étrangers. Un espace vide dans lequel
l’esprit se vide pour laisser place à autre chose. C’est une
sorte de gouffre, un canyon, des gorges qui nous séparent du monde.
De l’autre côté c’est très habité, bondé de monde,
d’imaginaires qu’on ne saisit pas, de vies au sens desquelles on
n’accède pas. Au bord de la falaise, on regarde de l’autre côté,
on se retourne sur le côté connu puis on regarde le vide à nos
pieds. Il aspire une partie du trop plein de l’esprit, laissant
place à une rêverie inhabituelle, plus lente. Il n’y a pas de
réseau. L’agitation a laissé place à un ressac souple et
discret, qui roule entre ses longs doigts chaque grain de sable du
monde intérieur. Les mains froides. Le sang s’est retiré dans le
cœur, cerveau en survol, au dessus de l’abîme.
Tanger
au bord de deux mondes. Le détroit de la pensée, ce que ça fait.
D’ici on ne comprend pas mieux l’Espagne, l’Europe, pas mieux
l’Afrique. On est juste un peu plus près de soi, un peu plus près
du sablier intérieur.
La proposition de François Bon
Ma contribution (à paraître sur Tiers Livre quand François sera de retour dans sa nouvelle vie)
Le temps a-t-il un goût de tragédie. De quelle
substance est la mémoire des choses absentes. Qu’est-ce qu’on ne
saisit pas dans le passage du temps et ses géographies. Est-on seul
ou nombreux à trouver que le mystère s’épaissit avec les années.
Les années épaisses forment-elles brouillard empêchant vision des
géographies temporelles. Est-ce seulement insaisissable dès le
début et pour toujours. Que se passe-t-il quand on se déplace et
que le temps passe sur ce mouvement. Est-ce qu’on garde un morceau
intérieur de là où on est allé comme dans ces histoires où à la
fin il reste quelque chose de tangible d’un monde pourtant enfui à
jamais enfoui à jamais. Est-ce que quelqu’un peut dire ce que
c’est d’avoir été là et de ne plus y être. Est-ce que
quelqu’un sait remplir ce vide toujours déjà plein d’autre
chose. D’un endroit à l’autre sommes-nous les mêmes ou bien
autres. Comment le déplacement dans l’espace s’impose-t-il à
nous par quelle abstraction stratégique ou brutale comment y
survivre. Pourquoi le passé est passé comme un mur. Pourquoi les
regrets remplissent-ils les nuits de trop. Où vivent les marqueurs
du temps dans le monde s’il existe ou en dedans de soi. Quelle est
la matière du présent instable inflammable. Comment échapper à la
tristesse comment être. Faut-il seulement accepter la tuerie trouble
du temps. Pourquoi ne pas revenir en arrière pourquoi c’est si
douloureux. Respirer l’abstraction du temps à grandes bouffées
est-ce la réponse. Écrire la carte de nos géographies temporelles
est-ce que ça sauve et quid de la carte et du territoire alors. Qui
dresse et frise la fresque de nos chronologies spatiales.
Puissent-elles être autre chose que nostalgie juste incompréhension
et l’envie de savoir c’est grave. Est-ce qu’il y a une ellipse
quelque part entre Tanger New-York et Copenhague. Bermudes. Est-ce
qu’écrire fait sentir mieux éprouver mieux toucher mieux la
substance du présent et celle du passé fugace. Est-ce qu’on
pourra sortir un jour de l’abstraction par le langage et l’appui
du réel. Comment s’ouvre la brèche comment. Comment elle sévit
intérieurement pour chacun pour chacune. Qu’est-ce qu’on partage
de ça qu’est-ce qu’on peut en dire qui soit intelligible à
l’autre que faire d’autre que produire parole singulière ancrée
parole singulière encrée dans la matière du souvenir pour essayer
d’éclairer le mystère épais comme soupe de pois soupe à l’encre
de sèche à l’ancre sèche – en cale sèche. Est-ce que le passé
existe vraiment est-ce qu’écrire c’est autre chose que tenter de
répondre à la question est-ce que la mer y peut quelque chose.
Est-ce que vivre avec le temps qui passe ce serait comme faire la
planche se laisser porter par la vague et le sel sans rien savoir
accepter les nappes d’eau chaude et plus froide aimer le sable et
pour sa tendresse et pour son craquant rêche sous les dents.
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