mardi 10 juillet 2018

L'épine

Parce que c’était la première fois qu’on allait au devant de la ville sans les adultes, on était quatre, on avait quinze ans, pris le train ou peut-être l’un plus âgé venait d’avoir le permis, alors on avait pris la route dans la vallée verte, du bourg à la ville, les trente kilomètres à peu près, et puis la promenade en ville, voilà. Une terrasse de café, celle juste à droite de l’église, vous savez, aujourd’hui le café porte le nom d’un saurien, mais à l’époque, c’était un nom chic, un nom qui connotait chic, mais on n’avait pas encore décodé ce sens caché, on le saurait bientôt, comme on saurait que ces cocktails composés d’un alcool fort au parfum de noix de coco et de jus d’ananas, c’était cher, tellement cher qu’on n’aurait pas à nous tous les moyens de payer une fois le serveur ayant apporté les verres et nous les ayant bus. L’instant de la découverte de la note, le pauvre petit papier légèrement froissé qui grimace, les sourires incrédules des trois amis, le faire semblant de ne pas comprendre ou de garder la face ou les deux ensemble tiens, faire comme si on savait alors que c’est si étonnant, la gêne et le cœur qui bat, l’incompréhension, c’est une erreur non, non non, c’est bien ça, tu crois, le ventre un peu noué – encore enfants faisant bêtises – être renvoyé à cela, l’enfance toute petite et toute méconnaissance du monde, l’inattendu qui se refuse à l’intelligible, ce moment de la perte de soi et du monde autour, presque comme quand on rêve que le pied perd appui et que sursaute le corps entier… Là, la ville nous avait farcé, échappé, pas méchantement mais quand même, il avait fallu aller au distributeur, la somme était invraisemblable et le demeure dans un coin des souvenirs – jamais on ne boit de cocktail dans les bars jamais, et puis d’abord c’est mauvais. Pourquoi buvait-on des Malibus-Ananas à quinze ans dans l’après-midi de la ville, ça, c’est une autre histoire qui tourne un peu la tête, à droite, à gauche. 

Une autre fois on s’est trompé sur le réel. On courait, dix-neuf ou vingt heures, sur le quai pavé, le printemps, faire attention aux chevilles. La meute des chiens aboyait les canards sur la rivière, les canards s’effrayaient, ou pas, ça plus personne ne le sait. Et quand les chiens ont couru derrière et sont arrivés là, tous aboyant toujours, comme si l’on était un canard impavide, ce n’était pas prévu de sentir la dent dans l’arrière du mollet, en haut. Pas du tout prévu, et surprenant en plus d’être douloureux. Il y a avait là une traîtrise indicible, une arnaque, toute la supercherie du monde dans ce trou laissé par une dent pointue, on n’avait pas peur l’instant d’avant la confiance était totale ; le chien petit et noir, sa dent, le maître qui disait de loin n’aie pas peur, pas méchant, faisaient à eux tous pencher le monde comme un grand plat vide et glissant d’où l’on tombe sans pouvoir se raccrocher à rien. Évidemment c’était au crépuscule. Entre chien et loup. 

Et puis un jour on a tourné en rond, non plus autour de la boucle de la rivière, mais en rond, comme faisant des ronds dans l’eau ou faisant du sur place dans cette ville trop connue, c’est ça l’épine coincée entre les orteils, attention, faire gaffe en marchant, la méfiance devenue, le chien, le trop connu, les gens toujours les mêmes, et sortir et croiser le même monde, et sentir qu’au lieu d’être aimable ce même monde sans le vouloir devenait hostile, il y a cette hostilité dans le trop proche, le trop familier devient menace. Alors il avait fallu faire le ménage, de l’appartement et partir avec un balai et une serpillière dans le coffre de la voiture. 

Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, la folle aventure de l'atelier d'été de François Bon : des propositions qui s'enchaînent tout l'été, 140 contributeurs à demi égarés dans la langue et dans la ville !

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