Parce que c’était la première fois qu’on
allait au devant de la ville sans les adultes, on était quatre, on
avait quinze ans, pris le train ou peut-être l’un plus âgé
venait d’avoir le permis, alors on avait pris la route dans la
vallée verte, du bourg à la ville, les trente kilomètres à peu
près, et puis la promenade en ville, voilà. Une terrasse de café,
celle juste à droite de l’église, vous savez, aujourd’hui le
café porte le nom d’un saurien, mais à l’époque, c’était un
nom chic, un nom qui connotait chic, mais on n’avait pas encore
décodé ce sens caché, on le saurait bientôt, comme on saurait que
ces cocktails composés d’un alcool fort au parfum de noix de coco
et de jus d’ananas, c’était cher, tellement cher qu’on
n’aurait pas à nous tous les moyens de payer une fois le serveur
ayant apporté les verres et nous les ayant bus. L’instant de la
découverte de la note, le pauvre petit papier légèrement froissé
qui grimace, les sourires incrédules des trois amis, le faire
semblant de ne pas comprendre ou de garder la face ou les deux
ensemble tiens, faire comme si on savait alors que c’est si
étonnant, la gêne et le cœur qui bat, l’incompréhension, c’est
une erreur non, non non, c’est bien ça, tu crois, le ventre un peu
noué – encore enfants faisant bêtises – être renvoyé à cela,
l’enfance toute petite et toute méconnaissance du monde,
l’inattendu qui se refuse à l’intelligible, ce moment de la
perte de soi et du monde autour, presque comme quand on rêve que le
pied perd appui et que sursaute le corps entier… Là, la ville nous
avait farcé, échappé, pas méchantement mais quand même, il avait
fallu aller au distributeur, la somme était invraisemblable et le
demeure dans un coin des souvenirs – jamais on ne boit de cocktail
dans les bars jamais, et puis d’abord c’est mauvais. Pourquoi
buvait-on des Malibus-Ananas à quinze ans dans l’après-midi
de la ville, ça, c’est une autre histoire qui tourne un peu la
tête, à droite, à gauche.
Une autre fois on s’est trompé sur le réel. On
courait, dix-neuf ou vingt heures, sur le quai pavé, le printemps,
faire attention aux chevilles. La meute des chiens aboyait les
canards sur la rivière, les canards s’effrayaient, ou pas, ça
plus personne ne le sait. Et quand les chiens ont couru derrière et
sont arrivés là, tous aboyant toujours, comme si l’on était un
canard impavide, ce n’était pas prévu de sentir la dent dans
l’arrière du mollet, en haut. Pas du tout prévu, et surprenant en
plus d’être douloureux. Il y a avait là une traîtrise indicible,
une arnaque, toute la supercherie du monde dans ce trou laissé par
une dent pointue, on n’avait pas peur l’instant d’avant la
confiance était totale ; le chien petit et noir, sa dent, le
maître qui disait de loin n’aie pas peur, pas méchant, faisaient
à eux tous pencher le monde comme un grand plat vide et glissant
d’où l’on tombe sans pouvoir se raccrocher à rien. Évidemment
c’était au crépuscule. Entre chien et loup.
Et puis un jour on a tourné en rond, non plus
autour de la boucle de la rivière, mais en rond, comme faisant des
ronds dans l’eau ou faisant du sur place dans cette ville trop
connue, c’est ça l’épine coincée entre les orteils, attention,
faire gaffe en marchant, la méfiance devenue, le chien, le trop
connu, les gens toujours les mêmes, et sortir et croiser le même
monde, et sentir qu’au lieu d’être aimable ce même monde sans
le vouloir devenait hostile, il y a cette hostilité dans le trop
proche, le trop familier devient menace. Alors il avait fallu faire
le ménage, de l’appartement et partir avec un balai et une
serpillière dans le coffre de la voiture.
Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre,
la folle aventure de l'atelier d'été de François Bon : des propositions qui s'enchaînent
tout l'été, 140 contributeurs à demi égarés dans la langue et dans
la ville !
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