On arrive par une matinée d’été, avec au
ventre un peu d’excitation. De crainte. Là, déjà, le parvis de
la gare est décevant. Il faut prendre un souterrain pour rejoindre
le parc des glacis. S’est-on demandé à l’époque pourquoi
c’était « parc des glacis » ? Aujourd’hui la
question se pose. Ou peut être pas. Qu’importe, les pelouses,
elles, sont fidèles. Par là-bas, en contrebas, il doit y avoir une
petite aire de jeux où longtemps on s’était embrassé dans le
froid, debout sur un tourniquet. L’autre avait des mains chaudes,
on fabriquait une haleine de langues mélangées, une douceur de
muqueuses où s’engouffrer à deux, les yeux fermés. Le baiser
avait duré le temps de toute la chanson Stairway to heaven, de Led
Zeppelin, et on se demande s’il faut s’en étonner aujourd’hui.
Un slow sur un tourniquet. Les paupières fermées, si proches, les
cils en gros plan, à chaque fois qu’on ose un regard. Et d’autres
choses, plus secrètes si l’on est pudique.
De la gare, le parc est en descente. On n’y
croise personne. Les allées sont lisses, comme avant, et on finit
par rejoindre la rue Battant. Passer devant ce bar – une sorte de
PMU à l’époque, plein de vieux qui doivent être morts depuis –
où, chose étonnante entre toutes, on passait des mercredi
après-midi entiers à jouer au tarot. Oui, au tarot. Bande
d’adolescents jouant au tarot dans un PMU, buvant des blancs-pomme
ou éventuellement quelques bières. C’est aussi de là qu’on
vient, ne pas oublier ce fragment de l’histoire. Ni la taille des
cartes, rectangulaires et allongées, ni les images sur les atouts,
ni le dos lisse et rayé – blanc sur rouge, ni l’usure aux coins.
En bas de la rue Battant, l’esplanade surprend,
ou pas, elle n’a pas changé. La rivière est là, grosse des
pluies du printemps, marronnasse, et un Jouffroy d’Abbans de bronze
la regarde passer. Bon. Le tram tout neuf. Le pont Battant. L’église
de la Madeleine. Comme ces mots semblent loin, ils sonnent étrangers,
à les écrire maintenant !
Une incertitude de la perception ne cesse de
tarauder.
Passer le pont. Au milieu, la vue sur les quais.
La sensation d’avant revient et à la fois elle n’est plus là.
C’est précisément cela : sentir que la sensation qui a
existé, n’est plus. Mais quand on sent que quelque chose n’est
plus, on sent aussi ce quelque chose, non ? C’est comme une
connaissance qui naît de l’absence.
Après le pont, tourner à gauche. Ne pas
emprunter la grande rue et ses boutiques (elles doivent être fermées
– ces zones commerciales au loin, comme partout). Ne pas chercher
du regard, parmi les jeunes gens, des amis (ils n’ont plus seize
ans, peine perdue). Ne pas croiser, non plus, le vieil homme un peu
fou qui tendait une main tellement tremblante que si l’on avait
voulu on aurait peiné à y mettre une pièce. On le croisait si
souvent. Ou est-il aujourd’hui, vraiment ? Pensée pour des
gens qui vieillissent maltraités au fond de lieux sordides. Pensée
qui n’existait pas, à l’époque du long baiser du tourniquet.
On débouche alors sur la place. Ce n’est pas
une claque, non, on sait qu’il y a eu des travaux. C’est d’abord
une très légère fissure intérieure, pas une franche douleur,
juste une lame amère qui vient du fond de soi, monte et se charge de
tristesse. La fontaine de pierre calcaire n’est plus là. On ne
peut même pas la décrire, on ne s’en souvient pas assez. On ne se
souvient plus de l’aménagement de la place du marché. On sait
seulement qu’il y avait là des halles, un marché où l’on avait
acheté, une fois, des fraises. A la place c’est une grande étendue
vide, et il ne reste presque rien dans la mémoire pour reconstruire.
Le bar où l’on ne venait jamais – et où pourtant on avait fêté
le bac, vomissant force tequila dans les toilettes – est toujours
là, avec l’écran géant, le gazon, les types en short. Et puis le
conservatoire. Mais ses marches en pierre on disparu. Le passé est
parti avec le calcaire. Il a raviné, le temps, tout sur son passage.
Et on est toujours là, debout, en train de songer, de laisser venir
ces remontées de la mémoire qui disent une chose : l’écart,
l’étrangeté de l’écart, l’insaisissable différence et
similitude entre le soi de ce jour-là et le soi de ce jour-ci. Du
présent on ne sait pas quel passé on habite. La ville est en écho.
Le sol tangue un peu.
Texte écrit dans le cadre de l'atelier d'été "construire une ville avec des mots", à retrouver chez François Bon, Tiers Livre. Et c'est pas fini !
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