dimanche 24 juin 2018

Des passages...

En face du lycée Pasteur, celui où on a été élève de classe préparatoire une seule année après le bac, ce lycée dont le nom prononcé en seconde évoquait des adolescents artistes et cultivés, chevelus mais vêtus avec recherche, évoquait des heures passées dans des bars où il n’y avait pas les vieux du PMU de la rue Battant – le Tarot – ni l’ambiance du baby-foot du troquet de Palente – le troquet où on buvait des blancs-pomme à neuf heures du matin quand le prof était malade (à force un copain avait vomi dans sa manche en cours de latin, c’était gênant comme il était blanc et l’odeur) – pas cette ambiance donc, ni cette faune de périphérie vieillotte mais une autre : vieux babas cool au fumet retentissant, punks et alcooliques vaguement plus bourgeois qu’ailleurs, une ambiance de centre-ville en somme – Yam’s, sombre Black Hawks et Ptit Vat’ avec ses fresques bande-dessinées aux murs, devenu magasin de chaussures depuis. Pendant les tirets des phrases précédentes on a du aller faire un tour dans le quartier de Palente pour retrouver le nom du bistrot où on jouait au baby, ça n’a pas été possible même en errant dans les rues aux noms de fleurs, entre les petites barres d’immeubles peintes en beige avec un toit rouge clair, et les pavillons des années soixante, balcons en fer forgés escaliers en ciment, on n’a pas retrouvé la trace du bar et du baby-foot ; ce n’est pas non plus le moment d’en parler, pourtant un jour seize ans par amour on avait remonté toute la ville depuis le centre sous la pluie battante, les bords de rue transformés en petits torrents, au lieu de marcher sur le trottoir on avait, pour une raison qui échappe aujourd’hui, préféré marcher là dans quinze ou seize centimètres d’eau, quitte à faire. Le tout pour parvenir à ce bistrot, retrouver ceux et celle qui jouaient au baby-foot, monter l’escalier de ciment, traverser la terrasse, et le cœur battant ouvrir la porte en dégoulinant, soutenir le regard à peine curieux des vieux qui doivent être morts depuis, et le regard bleu, le baiser au tourniquet, l’importance de ce retour sous la pluie, dans le cou mouillé les lèvres chaudes, on ne sait plus pourquoi, tout est parti avec d’autres pluies, torrentielles, depuis. En face donc du lycée Pasteur en 1996 démarre un passage fait d’une suite de plusieurs porches alternant avec cours intérieures, lieux alternatifs qu’on dirait bobos sans aucun doute aujourd’hui – mais lycée et passage ramènent immanquablement vers l’autre lycée, celui des trois années précédentes, devant lequel aussi on trouve un passage, souterrain celui-ci pour traverser le Boulevard, on l’appelait toujours simplement le Boulevard, le seul à faire à l’époque la moitié du tour de la ville, et dans ce souterrain du lycée Pergaud de seize à dix-huit ans on se prenait la main et le sol qui chavire, jusqu’à passer d’un lycée à l’autre, quitter Pergaud, sa guerre des boutons, et les villages environnants pour Pasteur, ses vaccins et la bourgeoisie de centre-ville, laisser derrière soi le boulevard et son souterrain, les doigts entrelacés, le bistrot au baby-foot et les blancs-pomme de neuf heures. L’autre passage, celui auquel on rêve encore avec ses deux grosses vieilles portes en bois couvertes d’affiches de concerts décollées par le vent et la pluie engouffrés là ; le premier porche abritait une boutique de vêtements vintage que du haut des dix-huit ans il était impossible de fréquenter tant tout, là-bas, sentait la mère. Les vêtements d’occasion accrochés sur la façade, les treillis vert kakis pour femme, les blousons avec des patchs de groupes de rock, les tee-shirts délavés, tie-die écœurants de la génération précédente. Aujourd’hui au fond on fuit toujours ces mêmes boutiques pour les mêmes obscures raisons que les brocantes, la mère toujours la mère. La suite du passage était faite de ces cours intérieures dans lesquelles les uns et les autres, habitants des appartements au dessus, entreposaient leurs affaires d’extérieur, vélos, cartons, parfois un fil à linge en travers du carré de ciel, et puis des pavés au sol, luisants et pris de mousse. Ce n’était pas les grands et beaux escaliers en bois, juste des cours grises assez banales, simples et habitées, des murs humides et deux, trois boutiques artisanales. On pouvait traverser par là tout le pâté de maisons – et même si aujourd’hui après New-York on dirait bloc – à l’époque on passait le midi pour aller chercher un sandwich dans la Grand-Rue de l’autre côté, place Pasteur il y avait un Quick, on ne peut pas visiter la ville sans entrevoir une flopée d’anecdotes qui s’envolent telles une petite peuplade de papillons noirs. Cette traversée prenait quelques minutes en 1996. De retour on y entre une veille de Noël, c’est un torrent de lumières, la foule ardente des commerces, une constellations de boutiques, on était prévenu mais le cœur se serre bien obligé de se rappeler cela et ceci, la petite librairie dont le propriétaire collectionnait des éditions indépendantes à la place un institut de beauté – Le bazar de Juliette, gommage corps en promotion – et puis des guirlandes partout des guirlandes et d’énormes boules de papier gris clair décorées naïvement et suspendues à des fils lumineux qui traversent les désormais grands rectangles de ciel découpés par cette architecture du nouveau. Les enseignes rythmiquement nous sautent à la gorge, Jules Orange Yves Rocher Camaïeu France Loisirs Nature et Découvertes Monoprix, au milieu, des fauteuils moulés dans du plastique coloré et des gens qui vapotent, on est vite essoufflé de ce monde trop neuf, de la lumière et de ce séisme qui a eu lieu pendant les vingt années où l’on tournait le dos à la ville. La traversée est bien plus longue qu’on ne pensait. Quelque chose s’est passé dans l’absence, un tremblement lent et puissant dans les pierres des murs, l’âme des façades et celle des gens qui marchent, c’est en dedans et en dehors, le passage, le temps, on n’a rien pensé.


Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre, l'atelier d'été de François Bon: une proposition chaque jour, plus de 100 contributeurs, pour une belle aventure collective dans la langue.

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