En face du lycée Pasteur, celui où on a été
élève de classe préparatoire une seule année après le bac, ce
lycée dont le nom prononcé en seconde évoquait des adolescents
artistes et cultivés, chevelus mais vêtus avec recherche, évoquait
des heures passées dans des bars où il n’y avait pas les vieux du
PMU de la rue Battant – le Tarot – ni l’ambiance du baby-foot
du troquet de Palente – le troquet où on buvait des blancs-pomme à
neuf heures du matin quand le prof était malade (à force un copain
avait vomi dans sa manche en cours de latin, c’était gênant comme
il était blanc et l’odeur) – pas cette ambiance donc, ni
cette faune de périphérie vieillotte mais une autre : vieux babas
cool au fumet retentissant, punks et alcooliques vaguement plus
bourgeois qu’ailleurs, une ambiance de centre-ville en somme –
Yam’s, sombre Black Hawks et Ptit Vat’ avec ses fresques
bande-dessinées aux murs, devenu magasin de chaussures depuis.
Pendant les tirets des phrases précédentes on a du aller faire un
tour dans le quartier de Palente pour retrouver le nom du bistrot où
on jouait au baby, ça n’a pas été possible même en errant dans
les rues aux noms de fleurs, entre les petites barres d’immeubles
peintes en beige avec un toit rouge clair, et les pavillons des
années soixante, balcons en fer forgés escaliers en ciment, on n’a
pas retrouvé la trace du bar et du baby-foot ; ce n’est pas
non plus le moment d’en parler, pourtant un jour seize ans par
amour on avait remonté toute la ville depuis le centre sous la pluie
battante, les bords de rue transformés en petits torrents, au lieu
de marcher sur le trottoir on avait, pour une raison qui échappe
aujourd’hui, préféré marcher là dans quinze ou seize
centimètres d’eau, quitte à faire. Le tout pour parvenir à ce
bistrot, retrouver ceux et celle qui jouaient au baby-foot, monter
l’escalier de ciment, traverser la terrasse, et le cœur
battant ouvrir la porte en dégoulinant, soutenir le regard à peine
curieux des vieux qui doivent être morts depuis, et le regard bleu,
le baiser au tourniquet, l’importance de ce retour sous la pluie,
dans le cou mouillé les lèvres chaudes, on ne sait plus pourquoi,
tout est parti avec d’autres pluies, torrentielles, depuis. En face
donc du lycée Pasteur en 1996 démarre un passage fait d’une suite
de plusieurs porches alternant avec cours intérieures, lieux
alternatifs qu’on dirait bobos sans aucun doute aujourd’hui –
mais lycée et passage ramènent immanquablement vers l’autre
lycée, celui des trois années précédentes, devant lequel aussi on
trouve un passage, souterrain celui-ci pour traverser le Boulevard,
on l’appelait toujours simplement le Boulevard, le seul à faire à
l’époque la moitié du tour de la ville, et dans ce souterrain du
lycée Pergaud de seize à dix-huit ans on se prenait la main et le
sol qui chavire, jusqu’à passer d’un lycée à l’autre,
quitter Pergaud, sa guerre des boutons, et les villages environnants
pour Pasteur, ses vaccins et la bourgeoisie de centre-ville, laisser
derrière soi le boulevard et son souterrain, les doigts entrelacés,
le bistrot au baby-foot et les blancs-pomme de neuf heures. L’autre
passage, celui auquel on rêve encore avec ses deux grosses vieilles
portes en bois couvertes d’affiches de concerts décollées par le
vent et la pluie engouffrés là ; le premier porche abritait une boutique de
vêtements vintage que du haut des dix-huit ans il était impossible
de fréquenter tant tout, là-bas, sentait la mère. Les vêtements
d’occasion accrochés sur la façade, les treillis vert kakis pour
femme, les blousons avec des patchs de groupes de rock, les
tee-shirts délavés, tie-die écœurants de la génération
précédente. Aujourd’hui au fond on fuit toujours ces mêmes
boutiques pour les mêmes obscures raisons que les brocantes, la mère
toujours la mère. La suite du passage était faite de ces cours
intérieures dans lesquelles les uns et les autres, habitants des
appartements au dessus, entreposaient leurs affaires d’extérieur,
vélos, cartons, parfois un fil à linge en travers du carré de
ciel, et puis des pavés au sol, luisants et pris de mousse. Ce
n’était pas les grands et beaux escaliers en bois, juste des cours
grises assez banales, simples et habitées, des murs humides et deux,
trois boutiques artisanales. On pouvait traverser par là tout le
pâté de maisons – et même si aujourd’hui après New-York on
dirait bloc – à l’époque on passait le midi pour aller chercher
un sandwich dans la Grand-Rue de l’autre côté, place Pasteur il y
avait un Quick, on ne peut pas visiter la ville sans entrevoir une
flopée d’anecdotes qui s’envolent telles une petite peuplade de
papillons noirs. Cette traversée prenait quelques minutes en 1996.
De retour on y entre une veille de Noël, c’est un torrent de
lumières, la foule ardente des commerces, une constellations de
boutiques, on était prévenu mais le cœur se serre bien obligé de
se rappeler cela et ceci, la petite librairie dont le propriétaire
collectionnait des éditions indépendantes à la place un institut
de beauté – Le bazar de Juliette, gommage corps en promotion –
et puis des guirlandes partout des guirlandes et d’énormes
boules de papier gris clair décorées naïvement et suspendues à
des fils lumineux qui traversent les désormais grands rectangles de
ciel découpés par cette architecture du nouveau. Les enseignes
rythmiquement nous sautent à la gorge, Jules Orange Yves Rocher
Camaïeu France Loisirs Nature et Découvertes
Monoprix, au milieu, des fauteuils moulés dans du plastique
coloré et des gens qui vapotent, on est vite essoufflé de ce monde
trop neuf, de la lumière et de ce séisme qui a eu lieu pendant les
vingt années où l’on tournait le dos à la ville. La traversée
est bien plus longue qu’on ne pensait. Quelque chose s’est passé
dans l’absence, un tremblement lent et puissant dans les pierres
des murs, l’âme des façades et celle des gens qui marchent, c’est
en dedans et en dehors, le passage, le temps, on n’a rien pensé.
Un texte à lire avec les autres, sur Tiers Livre,
l'atelier d'été de François Bon: une proposition chaque jour, plus de
100 contributeurs, pour une belle aventure collective dans la langue.
Arrête tu vas me faire pleurer...
RépondreSupprimerHaha j'avoue que j'espérais ça, un peu ;-)
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