« C'est l'histoire d'une graine, une toute petite graine, que Jack a plantée dans son jardin... » Tout autour, les petits yeux s'illuminent. Les respirations se font plus paisibles, les bouches se mettent à suçoter les petits doigts. Même la maîtresse, une quadragénaire revenue de tout, semble s'apaiser, le temps du conte. Marie-Thérèse se sent bien. Ces lectures sont devenues ses seuls moments de plaisir. On ne peut pas vraiment parler de bonheur, puisqu'il ne s'agit que de quelques instants fugaces qu'elle vole à sa grisaille intérieure.
« Grâce au sac de pièces d'or, Jack et sa mère purent vivre heureux et sans souci jusqu'à la fin de leurs jours »
Marie-Thérèse quitte l'école maternelle. Depuis qu'elle a trouvé cet appartement HLM à Villetaneuse, elle a réussi -et c'était un challenge- à rétablir un peu d'équilibre dans sa vie. La vie d'une vieille femme de 75 ans, qui rigole aujourd'hui en regardant derrière elle, se disant qu'elle pourrait écrire un best-seller dont le titre serait "Moi, MT, ou comment passer de la drogue à l'activisme politique, en en faisant un détour par l'artisanat ?" Une vie pleine, mais qui a bien failli se terminer il y a quelques mois sur des cartons près du métro Bonne-Nouvelle, où sa fille est venue la ramasser, dans un sale état, pour la mettre à l'hospice Saint Michel, dans le 12ème. Sa propre fille -qu'elle n'a jamais chérie, il faut bien se l'avouer- est repartie dans le brouillard de cette grande ville complètement folle, avec la complicité anonyme de tous, mais définitivement, cette fois. Marie-Thérèse se souvient de son séjour parmi les ombres comme du pire passage de son existence. Lorsqu'elle a retrouvé, in extremis, la force de ne pas moisir là-bas, elle a eu -une fois n'est pas coutume- la chance de rencontrer les retraités de cette association. Ce sont eux qui l'ont aidée à s'installer à Villetaneuse, à constituer son dossier pour le minimum vieillesse et lui ont donné ce statut de raconteuse d'histoire. C'est un peu inespéré d'être là, vu d'où elle vient. Mais quand elle lit, quand elle raconte, la vieille baroudeuse se raccroche avec tant de foi – foi ! Elle n'aurait vraiment jamais pensé en arriver là- à cette réalité du monde, qu'elle sait ne jamais devoir s'arrêter. A sa propre échelle de vieillarde qui a depuis longtemps dressé le bilan de son existence, il reste une conviction : agir sur le monde reste l'unique moyen de survivre. Agit-elle sur ces enfants qui grandissent dans l'ombre d'un banlieue glauque ? Elle ne s'imagine pas qu'elle va leur donner de l'espoir, non. Mais une idée. Juste l'idée qu'on peut partager des moments, avec des gens d'un autre univers, à travers des livres et des histoires. Auront-ils d'avantage envie d'apprendre à lire ? Elle n'en sait foutrement rien, et en fait elle s'en fout, Marie-Thérèse. Elle croit surtout que ce qui la retient dans le monde doit pouvoir servir à d'autres. Une espèce de bénéfice collatéral, en quelque sorte.
Cet après-midi, Marie-Thérèse a rendez-vous au collège, dans un entrelacs de fausses ruelles, au cœur de la cité. Lorsqu'elle entre dans le CDI poussiéreux, elle est accueillie par un jeune Noir élancé, tout sourire. Il a un visage de faune ardent, avec ses dents étincelantes et ses grands yeux vifs. En le regardant, Marie-Thérèse se dit que la folie n'est pas très loin. Pourtant, il lui présente son lieu comme un espace de détente pour des élèves sous tension ; on dirait presque qu'il en a fait un havre de paix, au cœur de ce collège miteux. Alors elle va venir ici, toutes les semaines, pour lire des histoires à des adolescents que la la langue française rebute.
Alors elle vient, toutes les semaines. Au début, ce n'est pas facile. Les gamins sont surpris par l'apparence -un moineau croisé avec un vautour ?- de la vieille femme bizarre. Elle est toute maigrichonne, mais il irradie une telle force de ce petit corps vouté que les élèves n'osent pas poser de questions. Ils s'installent en se jetant des œillades espiègles, mais aucun ne s'essaye à la provocation. Marie-Thérèse voit bien tout ça. Elle voit aussi ses vieilles mains ridées qui ouvrent le livre, elle entend le bref silence qui précède la lecture, et sa voix étrange qui s'élève avec l'histoire. Et durant la lecture, tout est heureux. C'est un peu solennel, et en même temps familier. C'est un moment secret, comme le partage d'un butin magique, à mots couverts, à l'abri des regards et de la folie du monde extérieur. Ces enfants ne peuvent pas être fiers de ces instants, mais ils en profitent d'autant plus qu'ils sont secrets. La plupart sont obligés d'être là, mais aucun n'y renoncerait, finalement. A la fin de ce bénin miracle, ils repartent jouer dans l'excitation de la cour.
Un jour, Idrissa, un petit garçon algérien arrivé en France quelques mois plus tôt, traîne à la porte, attendant manifestement le départ des autres. Enfin, il s'approche d'un air soumis, presque gêné, alors que ses yeux disent plutôt la curiosité. Marie-Thérèse se lève, cesse de ranger ses affaires, repose le livre sur la table, attend qu'il dise. Le petit la regarde par en dessous ses longs cils bruns.
« Moi, je comprends pas... Les histoires. Mais pourquoi ça ? » Il tend un doigt inquiet vers la main de Fatma qui repose, au bout d'une chaînette, sur la vieille peau du cou. « T'es de l'Islam ? »
Marie-Thérèse soupire patiemment, sourit d'un air gêné. Comment expliquer à cet enfant que la main en or lui vient de son premier mari, militant pour l'indépendance de l'Algérie, et qui croyait nécessaire de conserver les symboles pré-islamiques pour essayer de préserver une espèce de culture maghrébine commune qui transcenderait la religion et surmonterait la violence inévitable ?
« Non. Pas l'Islam. Mais je suis une femme, c'est un symbole de femme. Et j'ai vécu dans ton pays. Et j'aime ce bijou. »
« Ah... » Idrissa s'en va déjà. Déçu, ou satisfait dans sa curiosité. Marie-Thérèse n'a aucun moyen de le savoir. Elle se sent soudain inutile et fragile.
Marc-Antoine est en 4ème. Assis dans une salle de permanence crasseuse, renvoyé de cours pour la énième fois, il ressasse, n'embête personne, pour une fois... Il a cette faculté de descendre, comme en apnée, sous la surface du temps. De revoir les rues de Bogota, sous la pluie drue, le lendemain de la mort de son père, alors qu'il errait au hasard, aux côtés de sa mère démunie à jamais. Son père, ce menteur, parfumé-cravaté, partant travailler d'un air affairé, et qui deux ans plus tard tremblait de tous ses membres en s'essayant à un sevrage violent d'héroïne. Pour finir, il renvoyait sa mère tapiner pour une dose qui serait la dernière. Overdose, au fond d'une chambre borgne où ils avaient vécu tous les trois plusieurs mois. Marc-Antoine avait huit ans, pas l'âge de comprendre. Mais il a reconstruit peu à peu sa vie en lambeaux. Passé son adolescence à recoller les morceaux de son histoire avec les explications des adultes ou, mieux, des choses entendues par accident... "Ton père était un universitaire brillant, tu vas faire de bonnes études en France" lui a dit, solennel, le grand-père français lorsqu'ils sont arrivés là, sa mère et lui. Puis il voit sa mère qui pleure, éperdue de se retrouver dans ce pays inconnu avec un fils à élever, et sa grand-mère paternelle qui murmure en plein deuil, comme pour elle même "Mon fils a toujours été un écorché vif". Une petite collecte discrète d'informations personnelles qui a occupé Marc-Antoine toutes ces dernières années, sans jamais lui simplifier la vie. Il n'a pas retrouvé l'insouciance des rues de Bogota. Ici, tout est différent, rien n'est simple. Tout le monde lui manque de respect, et ça le met en rage. Depuis qu'il est là, des adultes se pressent pour expliquer à Marc-Antoine qu'il n'a pas le droit de se comporter comme il le fait. Parfois, il essaye de respecter les règles, mais il s'empêtre et, presque à chaque fois, ça finit mal. Et maintenant, avec sa tête d'enfant perchée tout en haut de son grand corps musculeux, Marc-Antoine commence à faire peur aux gens. Il voit bien qu'on n'ose plus lui demander ce qu'on demande aux autres, et ça l'arrange, ça lui évite de se fâcher. Il faut dire qu'avec sa carrure et ses yeux luisants où pointe la démence, il ne lui manque pas grand-chose pour jouer les mauvais garçons... Pourtant, il aimerait bien faire autrement, sincèrement. Faire plaisir à sa mère, pour une fois. Mais quand ses nerfs se déchaînent, il a mal, et plus aucun moyen de se contenir. Il perçoit l'injustice toute crue de son existence, et quelque chose qui le dépasse, comme une onde de fureur qui s'empare de lui puis le laisse prostré, épuisé et anéanti. Après, il se répand en excuses, se perd en promesses qu'il ne tiendra pas, puis recommence à vivre comme il peut, jusqu'à la prochaine crise. Il ne veut pas être fou, bondit dès qu'on lui parle de se soigner.
Un jour de cet automne-là, Marie-Thérèse descend s'asseoir sur un banc, en bas de l'immeuble. Elle regarde les pigeons qui picorent dans la pelouse, le cœur presque léger. C'est un mercredi après-midi, des enfants jouent sur le vieux terrain de basket à côté. Lorsqu'ils remontent l'allée, elle reconnait Idrissa, qui rentre chez lui avec ses copains. Ils échangent un regard au passage, presque un sourire. Dix minutes plus tard, Idrissa revient, seul, s'assied sur le banc à côté d'elle. Dans le soleil rasant d'octobre, voilà qu'ils se mettent à parler du pays, des figues sucrées et juteuses qui poussent en Algérie, de la famille d'Idrissa qui a dû tout quitter pour venir vivre en France, suite aux attentats, dans l'espoir de jours meilleurs. C'est une parenthèse curieuse. Idrissa a du mal à s'exprimer, Marie-Thérèse reprend ses phrases, reformule, l'aide à dire la tristesse et la joie de ses douze ans. A un moment, Idrissa frémit. Une bande d'adolescents, casquettes, capuches, s'approchent, parlant fort et roulant de leurs mécaniques adolescentes. Marc-Antoine est parmi eux. Il jette un regard froid au petit garçon assis à côté de la vieillarde. Au fond de lui, il est interloqué de cette image. On dirait que le petit a trouvé quelqu'un qui le rassure. Et ça lui fait un peu mal, à lui qui n'a personne. Un de ses copains fait une remarque à haute voix sur le « petit blédard à sa mamie », et Marc-Antoine rit bien fort avec les autres, en s'éloignant.
Le lendemain, pendant la récréation, Idrissa joue au concours de crachat avec les autres élèves de 6ème. Celui qui crache le plus loin est le grand vainqueur. Idrissa est souvent gagnant. Dans le feu de l'action, Idrissa crache et crache avec enthousiasme, sans s'apercevoir que Marc-Antoine passe au milieu d'eux. La salive mousseuse atterrit sur le blouson du grand garçon de 4ème qui impressionne tout le monde. Quelqu'un lance un « Ho ! T'as vu ce qu'il a fait ? » Des visages s'approchent de toutes parts pour voir de plus près l'incident. Idrissa se sent soudain très mal, ne sait plus quoi faire de son corps, ne parvient pas à trouver les mots d'excuses qui conviendraient. Marc-Antoine sent monter sa fureur, comme une vieille amie qui ne vous veut pas de bien, trop attachante pour qu'on s'en débarrasse facilement. « Putain, espèce de sale petit blédard, t'as fait quoi, là ? Tu veux que je te nique ou quoi ! » Idrissa bredouille, les mots lui viennent en arabe, il a peur. Lorsque Marc-Antoine l'attrape par le pull, un grand mouvement de foule a lieu dans la cour, tous accourent en criant. Curiosité et excitation mêlées. Le surveillant arrive enfin. Plusieurs adultes viennent en renfort maîtriser un Marc-Antoine enragé. Idrissa s'éloigne avec ses copains, racontant encore et encore l'incident, emplis de crainte et d'admiration.
Au final, Marc-Antoine est exclu, une fois de plus. Sa mère est au travail. Il traîne tout l'après-midi, piteux et dégoûté.
Marie-Thérèse sort en milieu d'après-midi, rejoint son banc en se disant qu'Idrissa va bientôt sortir du collège, qu'ils échangeront peut-être quelques mots. C'est si bon de voir son petit visage exprimer des émotions que ses mots ne peuvent pas encore dire. Elle a ressenti un sentiment de plénitude encore inconnu, hier. Elle sent son cœur qui s'emplit de reconnaissance vis-à-vis du garçon. « Tu vieillis, ma pauvre, te voilà pleine de sensiblerie », se dit-elle. Et ça la fait rire de se dire qu'une vieille aventurière comme elle a maintenant des émotions de grand-mère. Pourquoi pas, après tout ? Alors elle décide de se laisser aller à ce bonheur tout neuf, en attendant son jeune ami.
Idrissa rentre du collège sur ses gardes, avec ses copains. Il aperçoit de loin Marie-Thérèse, fait un détour pour ne pas avoir à la saluer. Il a honte d'avoir si peur. Il remonte chez lui, attend ses parents sans savoir quoi faire de lui-même.
Marie-Thérèse laisse le soleil de la fin d'après-midi éclairer son visage. Elle ouvre les yeux au moment où passe un grand gaillard à casquette, l'air patibulaire. Tout à son enthousiasme, elle le salue d'un sonore « bonjour, jeune homme ! ». Marc-Antoine tourne la tête, reconnaît la vieille copine du « sale petit blédard », se souvient de leur complicité qui lui a fait si mal, l'autre jour. Tout s'emmêle dans sa tête, il croit à un nouvel affront du petit, et sent monter une nouvelle rage, de se sentir si seul quand d'autres savent être heureux. « Qu'est-ce que t'as, vieille pute ? » crache t-il. Marie-Thérèse se lève, blême de colère : « Mais qui tu es pour me parler comme ça ? ». Elle avise le regard vitreux, un peu dément, du jeune garçon qui la domine, juste avant de recevoir le premier coup.
La nuit tombe. Marc-Antoine rentre chez lui, vidé. Il n'y a plus rien. Plus d'amour, plus de haine, même plus de colère. Plus qu'un trou béant au fond de lui même, et dans lequel il a terriblement peur de tomber. Tout est froid.
Idrissa, rasséréné par le retour de sa famille, -lumière, chaleur, cris d'enfants et bonnes odeurs de cuisine- a oublié l'incident d'aujourd'hui. Il descend chercher du pain pour sa mère. Fait un détour par le banc de la vieille qu'il aime bien. Bute contre un corps. Avise la flaque sombre autour de la tête.
Le garçon, à genoux, pleure comme un petit enfant en tenant la main déjà froide de Marie-Thérèse. De la fenêtre de sa chambre, le jeune homme, hagard, regarde la scène, et sent toute volonté de vivre l'abandonner.
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