vendredi 26 avril 2019

Semainier ou peut-être journal #3

Voilà c'est les vacances. Comme les bons élèves je me suis débarrassée de tout travail. Il reste toute la place pour écrire. De pleines journées.

J'écris pendant que le président parle. Je me dis que ce semainier est bien irrégulier. Ça y est, ça m'inquiète. Je m'aperçois alors que semainier finit comme baleinier. Ça me rassure, même si je ne sais pas très bien à quoi cela fait référence. Je reste perplexe, je lis trop Pierre Barrault en ce moment.

J'ai passé la journée sur un texte que je relis, corrige, réécrit par morceaux. J'avance. Je suis d'une certaine façon déterminée à aller au bout.

Je travaille avec le désir de professionnaliser mon travail d'écriture, mon travail avec l'écriture. 

Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Prendre sur mon temps de travail pour écrire ?


Écrire était pendant longtemps un désir sourd. Il sonne de plus en plus clair. 

Impossible de ne pas l'entendre.

D'un côté, ça tombe bien. 

J'ai été mise au pied du mur. Obligée par mon employeur de choisir entre activité salariée et activité libérale d'ici l'automne. Activité libérale qui veut dire liberté d'organiser les journées, les mois, liberté de doser l'équilibre entre besoins financiers et autres besoins. Dans la balance, le désir d'avoir du temps pour écrire pèse lourd, fait pencher fort. Décision prise n'empêche pas les insomnies, les vertiges, la peur du vide.

Oser exister comme quelqu'un qui écrit ?

 

Ben oui il va falloir assumer. Comment font les autres ? Ils ne semblent pas nombreux à se cacher comme moi derrière un pseudonyme. Il y a encore du chemin à faire. J'en parlerai un autre jour, car c'est un sujet fatiguant. 

Sur le chemin qui va vers l'animation d'ateliers d'écriture, les portes rapidement refermées à coup de "vous n'êtes pas un auteur publié ?" me bousculent. Ah bon, il ne suffirait pas d'écrire depuis plus de vingt ans, de savoir animer des groupes, d'avoir bossé quinze ans dans les collèges et lycées, suivi une formation sur les ateliers d'écriture, et d'animer des ateliers d'écriture ?

Non, il ne suffit pas.

Très bien. L'escargot rentre dans sa coquille, un air vexé. Retourne à tes textes, travaille, prends ton temps, essaie de publier, retourne taper aux mêmes portes. 

D'un côté, ça tombe bien.

En attendant, continuer avec les formations sur l'écriture. Saisir les interstices dans lesquels les professionnels peuvent écrire. Faire écrire sur le travail, sur la souffrance, sur le plaisir, sur les questionnements, la sous-conversation dans le travail. Raconter la pratique professionnelle, c'est devenir le sujet qui raconte, moins celui qui subit. Aider quelqu'un à se positionner, à se sentir légitime, à s'emparer du langage pour dire, prendre position. Ça me semble un travail juste. Brefs moments de joie et fierté devant ce qui se produit. Les regards en diagonale lorsque je lis un extrait de Tu ne t'aimes pas, de Sarraute, à haute voix, pour faire sortir les voix intérieures. Ensuite les textes, qui réjouissent autant les auditeurs que les lecteurs, surpris de la justesse de ce qu'ils ont écrit. 

Assumer cette place, tenir ce rôle, oui.



Mais devenir auteure, autrice, supporter ce pesant bagage, la grosse valise pleine de mes empêchements. Une image pour dire ? Prenez une chute d'eau. Regardez ce qui se passe en bas, là où l'eau choit en masse puissante. Vous voyez cette espèce de tourbillon vertical très dangereux dont vous croyez sans cesse sortir mais non, vous replongez tout au fond ? Et bien c'est à cet endroit précis que je me trouve. A chaque fois que je me crois sortie des doutes et questionnements qui m'entravent, qui m'empêchent de dire "oui oui, c'est moi, j'écris, oui, je cherche, un peu..." et "oui oui, je vais y consacrer plus de temps, aller au bout d'un texte, l'envoyer à un éditeur, essayer de faire quelque chose avec ça.... et bien là, même là maintenant au moment d'écrire cela, je suis emportée vers le fond, le courant plus fort que toutes mes espérances, la masse d'eau qui dit "quoi !? mais quelle prétention, quel orgueil ! Non mais... pour qui elle se prend !!??"

Alors pour écrire, oui, j'arrive à m'éloigner du lieu de la chute d'eau. Il suffit de suivre la rivière, un peu plus bas il y a de grandes baignoires calcaires, l'eau y est claire et calme, on peut s'allonger à la surface. C'est un coin paisible et solitaire, parfait pour écrire. J'en connais le chemin. 

Mais dès que je me rapproche de la chute d'eau, ça recommence. Je suis écrasée sous le poids de la littérature toute entière et celui de mes enfermements, et reprennent de plus belles les récriminations, les critiques, les reproches, je vous épargne tout ça, vous connaissez, sans doute.

Alors ce qu'il reste à faire ? Ça semble assez simple, en réalité : il ne s'agit pas de prétendre sortir de l'eau et bondir au dessus de la chute d'eau - quoique, j'ai parlé de Spiderman la dernière fois. Non, juste s'éloigner du tourbillon, sortir de l'eau et chercher un chemin facile qui monte entre les arbres et les rochers. De là haut, on verra peut-être comme la rivière est tranquille avant qu'elle ne saute. 

Et continuer à faire tomber de leur socles les statues qui empêchent d'écrire. 

Et continuer à regarder l'identité se recomposer, indéfiniment. 

Écrire était pendant longtemps un désir sourd. Il sonne de plus en plus clair. 

Impossible de ne pas l'entendre.

D'un côté, ça tombe bien.

D'un autre côté, même publier ce billet me remet la tête sous l'eau. C'est pas gagné. 

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