dimanche 28 avril 2019

Extrait du travail en cours

Visiblement je ne suis capable ni de linéarité,  ni de rigueur dans le classement. Aujourd'hui décembre 2018. Et le texte n'est pas vraiment un morceau de journal, il prend place dans un projet plus long, en cours de finition.

12/12/18

Lundi j’ai roulé vers l’autre département. C’était le matin tôt. Le jour se levait sur l’autoroute et la campagne pleine de nappes de brumes ignorait crânement les voitures. Le soleil naissant éclairait les vignes aux feuilles jaunies par l’automne. Les orangés se battaient dans les champs, les arbres. Moi je conduisais en écoutant la radio. La semaine était consacrée à la transition écologique, un concept à la mode pour dire qu’on n’allait pas pouvoir continuer comme ça, à regarder ailleurs. L’émission disait des choses sombres dès le matin. J’étais en éveil. Ensuite la route nationale était coupée en plusieurs endroits, ça aurait pu être contrariant mais tout a glissé sur moi. J’étais simplement en retard. Les ronds-points étaient partout encombrés de tas de pneus, de restes de feux de bois, de cabanes de fortune installées pendant le week-end. Quelques personnes en gilets jaunes étaient encore là comme si elles avaient été oubliées par les autres à la fin du week-end, mais je n’ai pas été vraiment ralentie. J’ai pensé que ces cabanes faites de planches et de bâches c’était des images de pauvreté.
Dans la journée les gens ont parlé des enfants qu’ils accompagnaient, du mal que chacun avait à faire son travail d’éducateur, de tous les mystères insondables qui restaient nichés au creux de cette affaire, d’accompagner un autre plus petit, dans un bout de son histoire. Chacun a écrit sur ce qu’il se passait pour lui, ce qui se passait au dedans, à l’instant. Et j’ai eu l’impression que l’écriture refaisait un peu le monde, non pas comme on le répare – quoique – plutôt comme on refait le monde autour d’une table avec des verres et jusqu’au bout de la nuit. Sauf que là c’était la journée. C’était des moments délicats et un peu déchirants. On a eu l’impression, des fois, de trouver un sens à l’histoire. Et puis non.

Le midi j’ai fait la sieste dans la voiture rouge, à côté d’un voisin que j’ai là-bas. Dans une coïncidence étonnante nous sommes plusieurs fois garés côte-à-côte, et c’est la seule personne à qui je n’ai pas besoin de cacher que je rentre dans ma voiture par la porte arrière pour y dormir, parce que j’ai vu qu’il fait la même chose dans son Express blanche. D’habitude je suis discrète, je me gare souvent un peu à l’écart et je recoiffe mes cheveux avant de sortir de mon endroit de sieste. On ne s’est jamais parlé mais j’étais contente d’avoir un voisin de sieste automobile. Il a un sac de couchage et un matelas étalé dans tout l’arrière de son véhicule, un grand lit en somme, alors que moi je rentre juste sur le siège arrière avec un coussin et une petite couverture polaire rouge décorée d’images d’un vieux dessin animé que les enfants regardaient dans les années deux mille, des voitures qui parlent, avec des yeux.

Le soir j’ai repris la route en essayant d’éviter les endroits où l’on savait la route coupée, les ronds-points bouchés. La radio passait un documentaire sur une région du Bangladesh inondée plusieurs mois chaque année, et de plus en plus longtemps avec la montée des eaux. Les villages du département se suivaient avec leur air négligé, ils me faisaient penser au Middle West. Le documentaire était envoûtant, le soleil de couchait en crachant des flammes orange vif sur les nuages, et j’étais concentrée sur la route, sur ma peur intense à chaque fois que je croisais une autre voiture à vive allure sur la nationale, sur le miracle d’être toujours en vie, courbe après courbe. La nuit tombait fort. A la sortie d’un gros village, il y a eu un ralentissement. Un type traduisait ce que disait la dame qui vivait là depuis douze ans et voyait sa maison chaque année un peu plus recouverte par les eaux du delta. A gauche une vieille station essence aurait pu servir de décor de film. La file de voitures était assez longue, les petites lumières rouges les uns derrière les autres dessinant la ligne arrondie de la route. A droite les platanes. Je me suis étirée comme j’ai pu entre mon siège et les pédales d’embrayage, frein, sans appuyer sur l’accélérateur. Relever la tête respirer relâcher les bras les épaules, le plexus vers le ciel. Soudain quelques mètres devant moi une femme est arrivée avec son gilet jaune, elle tenait à la main une boîte métallique décorée de fleurs peintes. J’ai descendu ma vitre et elle m’a proposé des Dragibus en me remerciant pour ma patience, j’ai remercié pour les bonbons, je les aime bien ceux-là.

Je ne pensais rien. On était tous là dans le noir, certains cachés dans les habitacles, comme à la sieste, d’autres au dehors, dans la vieille station essence ou là-bas, entretenant le feu au bord du rond-point, et personne ne disait rien, vraiment. Sur le moment ce n’est pas ce que j’ai pensé, sur le moment j’écoutais le type – l’interprète à son tour parlait – qui expliquait que la journaliste était venue là pour parler au monde de leur souffrance, des problèmes liés aux inondations, pour faire savoir que dans cette région on ne savait pas comment on allait vivre l’an prochain, que la terre changeait d’endroit, certaines îles englouties et d’autres naissant au milieu du fleuve sans qu’on sache pourquoi. Et puis je regardais le feu de joie là-bas sur le rond-point, en me disant que ces gens étaient les inondés d’ici, qu’entre les boîtes de bonbons et les sourires amicaux je ne pouvais décemment pas leur parler du Bangladesh. Je ne pensais vraiment pas grand-chose, j’étais juste extraordinairement lasse dans ma voiture, rincée de tout ce qui faisait non-sens dans cette vie de voitures, de routes et de ronds-points. La campagne effacée par la nuit, il ne restait que les routes et les tas de pneus au bord, dans la lumière des phares. 

Je pensais seulement à l’incommensurabilité du monde, et je n’arrivais rien à me représenter. Je regardais le feu brûler et pensais bien comprendre les gens au bord du rond-point, venus dire la colère d’être à chaque fois oubliés, venus retrouver d’autres qui voulaient dire ça aussi, se réchauffer autour d’un feu. Quand je me suis arrêtée derrière la barrière – astucieusement crochetée par deux morceaux de bois sur une large poubelle grise à roulettes pour être mieux manœuvrable – ils m’ont donné de fraises Tagada. J’étais là au milieu d’eux, on se souriait, la vitre était baissée, on échangeait trois mots pour rire mais je ne pouvais pas parler. J’étais aussi au Bangladesh, sur le bateau qui maintenant s’enlisait dans les bancs de sables d’une sorte de lagune aux profondeurs imprévisibles, la journaliste décrivait cela comme un accident très lent, très doux. La sensation de l’écart était la plus forte et j’en perdais mon latin, mon russe et toutes mes autres langues. Les gilets jaunes étaient ensemble, devisaient joyeusement en régulant la circulation. Moi j’étais seule, au chaud, au sec, et je ne savais plus penser à part qu’on n’était pas tirés d’affaire. J’étais vidée et j’en voulais à ceux qui n’avaient pas bougé le petit doigt pour sauver les trains, pas voulu renforcer le rail, éviter les camions.

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