12/12/18
Lundi
j’ai roulé vers l’autre département. C’était le matin tôt.
Le jour se levait sur l’autoroute et la campagne pleine de nappes
de brumes ignorait crânement les voitures. Le soleil naissant
éclairait les vignes aux feuilles jaunies par l’automne. Les
orangés se battaient dans les champs, les arbres. Moi je conduisais
en écoutant la radio. La semaine était consacrée à la transition
écologique, un concept à la mode pour dire qu’on n’allait pas
pouvoir continuer comme ça, à regarder ailleurs. L’émission
disait des choses sombres dès le matin. J’étais en éveil.
Ensuite la route nationale était coupée en plusieurs endroits, ça
aurait pu être contrariant mais tout a glissé sur moi. J’étais
simplement en retard. Les ronds-points étaient partout encombrés de
tas de pneus, de restes de feux de bois, de cabanes de fortune
installées pendant le week-end. Quelques personnes en gilets jaunes
étaient encore là comme si elles avaient été oubliées par les
autres à la fin du week-end, mais je n’ai pas été vraiment
ralentie. J’ai pensé que ces cabanes faites de planches et de
bâches c’était des images de pauvreté.
Dans la journée les gens ont parlé des enfants qu’ils
accompagnaient, du mal que chacun avait à faire son travail
d’éducateur, de tous les mystères insondables qui restaient
nichés au creux de cette affaire, d’accompagner un autre plus
petit, dans un bout de son histoire. Chacun a écrit sur ce qu’il
se passait pour lui, ce qui se passait au dedans, à l’instant. Et
j’ai eu l’impression que l’écriture refaisait un peu le monde,
non pas comme on le répare – quoique – plutôt comme on refait
le monde autour d’une table avec des verres et jusqu’au bout de
la nuit. Sauf que là c’était la journée. C’était des moments
délicats et un peu déchirants. On a eu l’impression, des fois, de
trouver un sens à l’histoire. Et puis non.
Le midi j’ai fait la sieste dans la voiture rouge, à côté
d’un voisin que j’ai là-bas. Dans une coïncidence étonnante
nous sommes plusieurs fois garés côte-à-côte, et c’est la seule
personne à qui je n’ai pas besoin de cacher que je rentre dans ma
voiture par la porte arrière pour y dormir, parce que j’ai vu
qu’il fait la même chose dans son Express blanche. D’habitude je
suis discrète, je me gare souvent un peu à l’écart et je
recoiffe mes cheveux avant de sortir de mon endroit de sieste. On ne
s’est jamais parlé mais j’étais contente d’avoir un voisin de
sieste automobile. Il a un sac de couchage et un matelas étalé dans
tout l’arrière de son véhicule, un grand lit en somme, alors que
moi je rentre juste sur le siège arrière avec un coussin et une
petite couverture polaire rouge décorée d’images d’un vieux
dessin animé que les enfants regardaient dans les années deux
mille, des voitures qui parlent, avec des yeux.
Le soir j’ai repris la route en essayant d’éviter les
endroits où l’on savait la route coupée, les ronds-points
bouchés. La radio passait un documentaire sur une région du
Bangladesh inondée plusieurs mois chaque année, et de plus en plus
longtemps avec la montée des eaux. Les villages du département se
suivaient avec leur air négligé, ils me faisaient penser au Middle
West. Le documentaire était envoûtant, le soleil de couchait en
crachant des flammes orange vif sur les nuages, et j’étais
concentrée sur la route, sur ma peur intense à chaque fois que je
croisais une autre voiture à vive allure sur la nationale, sur le
miracle d’être toujours en vie, courbe après courbe. La nuit
tombait fort. A la sortie d’un gros village, il y a eu un
ralentissement. Un type traduisait ce que disait la dame qui vivait
là depuis douze ans et voyait sa maison chaque année un peu plus
recouverte par les eaux du delta. A gauche une vieille station
essence aurait pu servir de décor de film. La file de voitures était
assez longue, les petites lumières rouges les uns derrière les
autres dessinant la ligne arrondie de la route. A droite les
platanes. Je me suis étirée comme j’ai pu entre mon siège et les
pédales d’embrayage, frein, sans appuyer sur l’accélérateur.
Relever la tête respirer relâcher les bras les épaules, le plexus
vers le ciel. Soudain quelques mètres devant moi une femme est
arrivée avec son gilet jaune, elle tenait à la main une boîte
métallique décorée de fleurs peintes. J’ai descendu ma vitre et
elle m’a proposé des Dragibus en me remerciant pour ma patience,
j’ai remercié pour les bonbons, je les aime bien ceux-là.
Je ne pensais rien. On était tous là dans le noir, certains
cachés dans les habitacles, comme à la sieste, d’autres au
dehors, dans la vieille station essence ou là-bas, entretenant le
feu au bord du rond-point, et personne ne disait rien, vraiment. Sur
le moment ce n’est pas ce que j’ai pensé, sur le moment
j’écoutais le type – l’interprète à son tour parlait – qui
expliquait que la journaliste était venue là pour parler au monde
de leur souffrance, des problèmes liés aux inondations, pour faire
savoir que dans cette région on ne savait pas comment on allait
vivre l’an prochain, que la terre changeait d’endroit, certaines
îles englouties et d’autres naissant au milieu du fleuve sans
qu’on sache pourquoi. Et puis je regardais le feu de joie là-bas
sur le rond-point, en me disant que ces gens étaient les inondés
d’ici, qu’entre les boîtes de bonbons et les sourires amicaux je
ne pouvais décemment pas leur parler du Bangladesh. Je ne pensais
vraiment pas grand-chose, j’étais juste extraordinairement lasse
dans ma voiture, rincée de tout ce qui faisait non-sens dans cette
vie de voitures, de routes et de ronds-points. La campagne effacée
par la nuit, il ne restait que les routes et les tas de pneus au
bord, dans la lumière des phares.
Je pensais seulement à l’incommensurabilité du monde, et je
n’arrivais rien à me représenter. Je regardais le feu brûler et
pensais bien comprendre les gens au bord du rond-point, venus
dire la colère d’être à chaque fois oubliés, venus retrouver
d’autres qui voulaient dire ça aussi, se réchauffer autour
d’un feu. Quand je me suis arrêtée derrière la barrière –
astucieusement crochetée par deux morceaux de bois sur une large
poubelle grise à roulettes pour être mieux manœuvrable – ils
m’ont donné de fraises Tagada. J’étais là au milieu d’eux,
on se souriait, la vitre était baissée, on échangeait trois mots
pour rire mais je ne pouvais pas parler. J’étais aussi au
Bangladesh, sur le bateau qui maintenant s’enlisait dans les bancs
de sables d’une sorte de lagune aux profondeurs imprévisibles, la
journaliste décrivait cela comme un accident très lent, très doux.
La sensation de l’écart était la plus forte et j’en perdais mon
latin, mon russe et toutes mes autres langues. Les gilets jaunes
étaient ensemble, devisaient joyeusement en régulant la
circulation. Moi j’étais seule, au chaud, au sec, et je ne savais
plus penser à part qu’on n’était pas tirés d’affaire.
J’étais vidée et j’en voulais à ceux qui n’avaient pas bougé
le petit doigt pour sauver les trains, pas voulu renforcer le rail,
éviter les camions.
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