De la représentation mentale des amis virtuels et de ses implications
Depuis
plusieurs années j’ai un compte Fb composé presque
exclusivement de liens avec des personnes que je ne connais pas « en
vrai ». Nous n’avons, les uns pour les autres, ni chair ni
voix ni regard. Nos identités aux yeux des autres sont faites de
mots et d’images agencés dans un certain sens, sens recomposé au
gré de l’imaginaire de chacun. L’autre est perçu au travers
d’un nom, un signifiant auquel on rattache des significations
diverses. Ces noms parfois je les lis de travers, je me raconte une
histoire à leur sujet, je me trompe : celui-ci doit être un
pseudo – personne ne peut avoir un nom pareil ; celui-là me
semble avoir une consonance italienne – quelle histoire, quelle vie
derrière… La grande aventure de l’Atelier d’Été 2018, initié
et porté par François Bon, a suscité une quantité impressionnante
d’échanges en tous sens sur le groupe Facebook. De là, à force
de questionnements partagés et de témoignages sur nos chemins
d’écriture, sur notre vécu devant chaque proposition, sont nées
de nouvelles amitiés virtuelles. Continuellement d’autres
s’ajoutent, plus ou moins spontanément, en fonction du nombre
d’amis en commun ou de l’intérêt réciproque porté à nos
commentaires sur les posts des autres, etc.... Derniers en date avec
qui j’échange presque quotidiennement – un mot un pouce un cœur
– une pensée, un jeu de mot, une blague : Xavier Selva et
Pierre Barrault. Tous ces « nids d’Eve, nids d’Adam »
me sont chers. Ils n’ont ni présence ni voix, aucune espèce de
matérialité, et pourtant…
Leurs joues sont des livres, des expos, des tableaux. Leurs
regards des journaux, des billets, des textes. Leur peau un poème. Ils
ont des visages de phrases et d’images. Leurs jambes sont absentes,
ils n’en ont nul besoin, se déplacent en pensée, vivent dans un
fil qui descend, dans un ruban qu’on déroule, dans des
notifications qui s’allument. Notre histoire commune est une suite
de réactions – un mot un pouce un cœur – de figures jaunes
étonnées à la bouche ouverte, aux mimiques pensives ou
mélancoliques. Pour que ces interactions laissent trace dans la
mémoire, il faut qu’elles aient été rudement fortes et
précieuses, et suffisamment régulières pour que peu à peu nous
nous fassions une image cohérente de ces personnes virtuelles. Nous
avons peut-être même des souvenirs communs, alors que nous avons si
peu vécu. Je crois que si cela arrive, c’est possible seulement
parce que ce qui nous rassemble, c’est ce qui compte à nos yeux.
Un regard sur le quotidien, un intérêt commun, une manière de
penser, ou de dire.
Quand on a comme moi changé plusieurs fois de région, les vieux amis sont loin, les amitiés récentes sont souvent le fruit des hasards, de la proximité
géographique, de quelques rencontres affinitaires au travail…
Elles ont beau être riches et plaisantes et précieuses, elles n’ont
pas la force tranquille des longues amitiés, ni l’épaisseur de
certaines amitiés virtuelles, qui dans mon cas s’adressent
directement au moi littéraire et créatif, cette partie de moi-même
quasiment ignorée, délibérément ou pas, par (moi par moments et)
la majeure partie de mon entourage IRL. C’est peut-être ce qui
fait l’importance que je leur porte... Est-ce différent pour vous ?
Revenons à nos relations virtuelles. Parfois nous échangeons un
message un mail, qui ne parle souvent que de ce qui nous importe
véritablement, de ce qui nous rapproche. Le reste, l’apparence
physique de la personne, son état de santé, son odeur, la
couleur de ses cheveux, sa manière de parler, son insertion sociale,
ses appartenances ou ses croyances, est relativement absent de la
conversation. Ça a beaucoup moins d’importance que dans les
rencontres in situ, et ce désintérêt pour la partie visible fait
tomber des barrières, des murs, qui s’écroulent dans un
beau nuage de poussière blanche, ou s’effacent discrètement faute
d’avoir été construits. Jamais on ne se dirait autant de choses
si on se croisait dans le métro, jamais on n’oserait partager un
dixième de ce qui se partage là. Il me semble, et je parle encore en mon
nom – ou peut-être devrais-je dire en mon pseudo ? – qu’il
s’agit là d’un espace de liberté pleine et entière.
Que cet espace de liberté se constitue et se renouvelle
inlassablement sous la houlette d’un géant du stockage de données,
c’est non seulement inquiétant, mais aussi un peu délirant et
franchement paradoxal. Parce qu’il y a une part de ce qui se trame
là qui n’entrera jamais dans aucun des serveurs des géants du
net.
Je veux parler de la part imaginaire et fantasmatique que ces
figures virtuelles, que nous rencontrons au gré des algorithmes,
activent en nous. J’ai récemment fait un rêve très bref dans
lequel intervient François Bon, que je n’ai jamais vu en vrai mais
qui fait partie de ceux avec qui j’interagis régulièrement. En
racontant le rêve sur fb, je me suis fait la réflexion que ce
n’était pas la première fois que mes rêves mobilisaient des
figures, ou des noms, de gens avec qui j’entretiens une relation
uniquement virtuelle. C’est Sophie Jaussi qui m’a encouragée à
écrire ce texte, quand elle a lu mon rêve et mon questionnement.
J’ai été touchée parce qu’elle – et aussi son amie
Christine Dornier, que j’ai rencontrée grâce à elle et qui est
bisontine comme moi – racontent de temps en temps des rêves un peu
fous (qui fait des rêves sages ?) et j’aime beaucoup les
lire. Il se trouve aussi que j’ai rêvé il y a peu que Sophie
Jaussi était enceinte. Je lui ai dit, elle m’a répondu être
« flattée de faire partie de mon casting nocturne ». Il
semble que nos inconscients aient quelques conversations, dont bien
sûr nous ne savons pas grand-chose. Encore avant, j’ai rêvé que
Daniel Bourrion avait changé de boulot, et j'ai espéré que ça le divertisse. Je crois que je rêve
davantage de mes amis virtuels que de mes amis concrets. J’en suis
donc venue à me demander si ce mode de connaissance ne laissait pas plus d’ouverture à l’activité inconsciente, que les amis réels. Il faudrait creuser ça, les copains psychanalystes. En tout cas, si ces personnes ont un
corps, il est surtout constitué par ce que nous nous racontons à
leur sujet... La relation se construit à partir de ce que nous nous
figurons de manière imaginaire, sans doute bien plus que dans une
relation en chair et en os, où l’existence propre de la personne
réelle nous envahit davantage. Les amis concrets nous déçoivent,
on lit dans leurs yeux autres choses que ce qu’on pensait y
trouver, ils s’adressent à nous directement et disent le mot de
travers qui fait tout basculer. Même sur un réseau bavard, les amis
virtuels parlent peu, choisissent leurs mots ; leur présence
légère et diffuse nous laisse la latitude de composer leurs parties
manquantes, de rêver leur invisible, de les inventer un peu, et de
s’inventer avec eux. Ainsi leur passage dans mes rêves semble être
la continuité de cette activité fantasmatique qui dans l’éveil
travaille à produire ce qui est absent. Et leur place dans ma vie
onirique est probablement à la hauteur de la place qu’ils occupent
dans mon existence actuelle.
Et pour vous ?
Même ressenti... le monde dit virtuel n'a pas moins de réalité que le monde matériel et offre mille fois plus de possibilités d'échanges en profondeur... l'écriture est elle-même un lieu essentiellement virtuel où se nouent les enjeux les plus essentiels... Merci pour ce texte!
RépondreSupprimerMerci Françoise !
SupprimerMais oui Juliette! Je me demande parfois si le monde IRL n'est pas celui qui serait parallèle. Notre véritable vie se déroulant dans ses canaux mystérieux qui nous relient... Merci d'avoir posé les mots ici.
RépondreSupprimerJe me demande ce matin s'il y a vraiment frontière nette entre IRL et virtuel. Enfin, ce qui nous intéresse c'est plutôt de décrire cette expérience spécifique de se connaître sans se connaître. Marrant comme il en surgit l'idée d'une inversion. Ce qui paraît surface est profondeur, ce qui peut sembler nombrilisme est attention aux autres, ce qui est authentique n'est peut-être pas là où on croit...
RépondreSupprimerC'est magnifiquement dit...
RépondreSupprimermerci, Juliette pour ce billet. Je n'ose pas trop participer, mais je n'en perds pas une miette. Simone Wambeke.
RépondreSupprimerMerci Simone !
Supprimer