On
écrivait pour ne pas laisser le monde mourir. On écrivait des
histoires dans lesquelles on disait qu’il fallait des histoires
pour ne pas laisser le monde mourir. On écrivait pour croire encore
que c’était possible que tout n’aille pas de mal en pis. On
écrivait pour penser aux gens morts avant nous, à leur grands bras
refermés sous la terre, à leurs mâchoires serrées dans les creux.
On écrivait parce qu’un jour on avait croisé des ossements au
cimetière, bonjour, en haut d’un tas de terre fraîchement
retournée, et ce n’était pas des squelettes de rongeurs comme
ceux qu’on trouve dans les champs, pour la simple raison que ce
n’était pas un cimetière de rongeurs, mais un champ d’os
humains, un endroit où laisser les morts tranquilles le temps de
devenir squelettes, le temps de lire quelques livres, d’attendre
qu’il fasse vraiment froid et que les fleurs soient fanées, les
autres vivants devenus des morts en boîte. Ensuite on retournait la
terre et hop, un petit tibia blanc sur la motte de terre humide.
Alors on repartait en pensant que la mort était un bon sujet pour
écrire, qu’écrire la mort ferait semblant de ne pas voir le monde
décrépir, et peut-être le reconstruire. On écrivait que les
textes étaient des grands morceaux vivants, qu’ils faisaient le
monde toujours plus riche d’un assemblage de mots comme ceci comme
cela, que de toutes ces langues bien vivantes il sortirait sans doute
quelque chose de bon. On écrivait parce que ça faisait un sens par
où aller, par où marcher dans le monde décrépitant, c’était
toujours ça de pris sur la mort et la gabegie du siècle. On
écrivait parce que c’était toujours mieux que d’aller pleurer
sur les étiquettes en carton blanc des magasins, que d’aller
contribuer à ces sortes d’esclavages un peu partout dès qu’on
sortait son portefeuille, on s’était tous mis à écrire comme une
respiration, inspirer le monde, souffler dans la langue, inspirer le
monde, souffler dans la langue, comme un bouche-à-bouche ultime pour
redonner vie à ce qui, dans l’ensemble, était mourant.
Et ça en faisait des lignes d’écriture, tous ces sauvetages de
l’ensemble mort ou mourant, les massages cardiaques des poètes
avec leurs brèves tentatives, les gyrophares du théâtre qui éclairaient le creux de la nuit, tous ces textes qui se répétaient en
planant sur les grands champs moribonds. Toutes les petites lettres
dessinées tapées, elles s’inscrivaient partout, codées avec des
uns des zéros des petites impulsions électriques, gravées dans le
marbre des réseaux, circulant dans des grands fils de fibre
sous-marine quand personne n’y pense, comme ces animaux marins du
tout au fond qu’on ne connaît pas, ceux qui font de la lumière
dans le noir alors que personne n’a besoin d’une lampe pour lire,
langues du monde invisibles et pourtant fixées à jamais, qu’est-ce
qu’on ferait de tout ça, comment ce serait quand ce serait fini,
la grande coupure de tout, ou quand ça repartirait, comme quand la
lumière se rallume alors que tu viens de trouver une bougie, ta
quête n’a plus de sens et la satisfaction s’évapore avec la
lumière la gredine, qu’est-ce qu’il resterait de tous ces petits
dessins de mots qui n’attendaient que d’être lus pour devenir
des images des sons, réveiller des sens. Rêver éveillé, décence
de la modernité. Faut-il apprendre internet par cœur pour le
réciter dans les bois la nuit ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à commenter ce texte... La parole vous est donnée : saisissez-là !