Je ne lis quasiment plus de livres en papier, je ne lis pas beaucoup et je lis lentement, pas souvent en entier. Alors un gros livre... Pourtant, voilà bien trois semaines, ou un mois, que j'ai fini de lire Féroce, de Benoît Vincent, conçu et fabriqué par Guillaume Vissac, pour sa nouvelle maison d'édition, Bakélite. C'est un gros livre avec une couverture étrange et belle, qui ne donne pas le titre ni le nom de l'auteur.
Je l'ai lu en entier, pas parce qu'il m'a tenu en haleine - je n'aime pas être tenue en haleine par un livre - mais parce que quelque chose me poussait dans le dos pour continuer. Un plaisir pas habituel, comme la dégustation d'un vin étrange dont on cherche à comprendre ce qui nous interpelle, d'un plat dont on ne saurait pas s'il est sucré ou salé. La langue. Il n'y a pas beaucoup de romans qui montrent un tel amour de la langue. À lire Benoît Vincent, j'ai pensé qu'il portait une affection vraiment débordante à la langue. D'ailleurs elle-même déborde, de mots que vous ne connaissez pas, qui existent et vous ne les connaissez pas, ou qui n'existent pas, ou mâtinés d'italien et vous ne les reconnaîtrez que si vous parlez italien, ou bien vous inventerez leur sens.
Dans Féroce, il y a de l'espace pour la navigation libre du lecteur, de la lectrice.
Si vous avez besoin de tout savoir, laissez tomber Féroce. Si vous avez envie de lâcher la rampe, lisez Féroce. Si vous cherchez des séismes tranquilles, lisez Féroce. Si vous aimez vous laisser porter comme enfant par le délicat mystère d'une histoire qu'on vous raconte sans que vous sachiez bien ce qu'on vous raconte, lisez Féroce. Le mois dernier j'écrivais à Guillaume : "il est à la fois réjouissant, anxiolytique et calme, ce dont j'ai grand besoin en ce moment : ça tombe bien."
Un livre hors temps et un immense plaisir de lecture. J'ai pensé à Proust, dans cette traversée du monde par l’œil de quelqu'un qui s'attache aux détails et les rêve dans sa langue. J'ai pensé aux livres dont vous êtes le héros que je dévorais adolescente. Il y a bel et bien une invention dans Féroce, mais elle est difficile à qualifier. Il est dans l'hors-du-temps : il est écrit par, pour et depuis notre époque qui se nourrit de dystopies pour donner forme aux anxiétés, et pourtant il est en dehors du temps. Il est "entre" : il balance, le livre, entre le récit de voyage et le journal d'une folie, entre le grand récit et la poésie intime, et il rit doucement de ça, il sait que c'est déjà fait. Il est comme resté dans l'entre, entre le moment de son écriture et le moment où on achève sa lecture. Il y a une suspension entre ce qu'on nous raconte, ce qu'on imagine qu'on nous raconte et ce qu'on veut bien croire. Et à la fin, ce n'est pas ça, c'est toujours autre chose : en cela, c'est un roman, ordinaire. Mais ce qui est vrai de tous les livres, est un peu plus piquant ici. Et c'est peut-être simplement ça, l'extraordinaire de Féroce : le pacte narratif à son point d'équilibre. Une réussite du romanesque, entre le milieu du monde humain et sa fin ?
Pourquoi Féroce ? Je n'ai pas répondu à la question mais elle s'est posée, de nombreuses fois. Le livre ne paraît pas Féroce. Il y a bien un gros poisson Féroce qui surgit. Il y a la Féroce curiosité du narrateur. Il y a l'époque surtout, qui est Féroce. Mais le livre est doux, paisible curieusement, contrairement même, à ce qu'il conte.
C'est un livre
sur lequel il est difficile d'écrire, de parler. La rémanence, quelques
semaines après l'avoir fini, c'est un flamboiement visuel et odorant, un
délice de langue, d'oralité méditerranéenne, une érudition lexicale
mais pas que, une épaisseur roborative, une faim qui s'apaise peu à peu,
au fil d'une curiosité pour ce qui se raconte là, qui peut se lire à
plusieurs niveaux sans qu'il y ait besoin de détailler, ni ici, ni à
soi-même, la polysémie parabolique pour qu'elle soit opérante et
savoureuse. Une flopée de personnages qui n'ennuient pas... un peu comme
si Wenders s'était saoulé la gueule avec Kiarostami.
Ce n'est pas un livre qui manque quand on le referme, il est rassasiant parce qu'on le déguste par tous ses mots.
Ce
qu'il reste, c'est aussi un regret, un regret de notre époque, un
regret piquant pour l'étroitesse de la place laissée aux personnages
féminins, tristement secondaires, existants mais renvoyés à des rôles de figuration.
Féroce donne un monde habité par des hommes actifs, voyageurs, et par des femmes
progressivement effacées par l'histoire qu'il raconte. Je ne sais pas pourquoi c'est
comme ça, est-ce un choix, une évidence inquestionnée ? Je n'ai rien trouvé d'autre chose à m'en dire que : c'est
comme ça, et ça pique. Ça vient en tout cas nous rappeler que la Méditerranée, comme la littérature sont encore et toujours habitées par des rapports inégaux.