J’ai
voulu te dérouter. Ce jour-là je m’étais rêvée folle, fêlée,
fantasque. Être là, pour cette minute entre deux trains, entre deux
existences, au croisement de la tienne et de la mienne. Il y a des
trains plein ma vie, si tu savais ce qu’ils me disent depuis
longtemps tu aurais pris peur, c’est sûr, en me voyant là. Au
lieu de ça, je t’ai trouvé enthousiaste. Saisi, sans doute, mais
radieux.
J’avais
tes dents en ligne de mire, la fleur de ton sourire et tout ton corps
en tête. Mon cœur dans la gorge, et les mains tremblantes, comme à
quatorze ans. J’ai vu sans détour ce que tu regardais. A travers
moi, pour comprendre pourquoi exactement
j’étais
là. A travers mon jean, pour savoir de quelle couleur est ma peau,
s’il y a autant de taches ici-partout que sur mon visage.
Il
y avait du monde qui passait dans ton dos, dans le mien. Nous étions
limitrophes, égarés, reclus, au milieu du peuple du quai, ni
hostile ni complaisant, seulement indifférent à cette histoire de
nous, comme un conte audacieux peuplé de lynx miniatures, qui
traînent par là sans savoir.
Pourquoi
j’étais là ? On ne peut pas mettre là au
féminin, c’est dommage, car j’étais là plus
que jamais féminine. Plus que jamais le personnage de cette histoire
que j’invente à la mesure de nous, celle qui t’attend avec ce
sourire clair, paisible et peut-être fatal. J’étais là pour toi
oui, pour moi aussi, pour me vivre,
franchir les barrières de l’entendement, comme une exquise
excursion en terrain insensé. Pour chercher des folies enivrantes
dans mes tréfonds noirâtres.
Et toi ? Toi tu étais là par
sagesse, parce qu’il le fallait bien et parce que c’était comme
ça tous les jours. Je suis venue faire barrage à ta sagacité, et
aussi regarder tes hanches à travers la toile, imaginer le vallon
qui descend sous ta crête iliaque jusqu’entre tes cuisses et me
repaître de ton visage parce que je n’en ai jamais assez. Il me
fallait cette minute, me perdre dans ton regard pour survivre à une
autre journée morose. J’avais envie de manger tes lèvres et de
glisser mes mains sous tes fringues et sur toute ta peau, de sentir
l’odeur de ton cou juste là sous l’oreille. Me coller contre
toi, bien plus fort que tu ne l’imagines, bien plus serré qu'autorisé sur le quai des gares, quand il n’y a qu'une
minute entre deux trains. J’avais envie d’embrasser tes cils et
l’aile droite de ton nez, d’enfoncer mes doigts dans tes cheveux
sombres et mettre mes seins devant ta bouche pour voir comment ça ferait.
Mais
tout ça n’est pas arrivé. On a mis des mots simples à la place
des gestes déplacés qu’on n’a pas osés. On a parlé, tout et
rien, comme souvent. Lorsque j’ai tenté d’embrasser ton visage,
sans trop savoir ou aller - car où poser mes lèvres, une fois la
résolution prise ? - il fallait encore s’aventurer près de cette
barbe rase, sur les sillons si fins qui glissent la beauté le long
de tes joues. Ton menton, ton cou, ta pommette, comme une photo floue
de ton visage de si près, juste avant l’impact. Je ne sais même
plus si tu as tourné la tête ou si c’est moi qui ai dévié en
dernier recours, en tout cas l’intention était là, et chacun l’a
sentie passer et chacun l’a regardée se faire éconduire en
souriant, cette toute petite intention bizarre, ce caprice
extravagant, envie subite au milieu du
quai et de la jungle urbaine, désir saugrenu de précipiter ma
bouche sur la tienne. Non, il n’y a rien eu, pas le moindre coup de
tonnerre, ni foudre ni fulgurance. Parce que sous l’apparence des
choses il n’y avait rien d’autre que deux humains hagards et mal
réveillés qui se regardent en souriant sur un quai, et que dans ma
tête il n’y a pas plus de folie que dans la tienne, seulement des
fantasmes qui gagnent à y rester peut-être.
La
précipitation est une faute de goût, me suis-je susurrée en
montant dans ce train bondé par le matin. Et j’ai souri, parce que
la malice me tient éveillée.
Minute [2]
J’étais paumé dans mon livre
sautant du train ahuri endormi pas bien et soudain éclaboussé par
ton image, comme un rêve éveillé. Aucune idée de ce que tu
faisais là et pourtant l’impression bien réelle à laquelle je ne
pouvais me soustraire que tu étais là pour moi comme une attente
une surprise un événement inopiné pour faire briller la vie. Comme
si le gris des jours ne pouvait plus être supporté ni par toi ni
par moi ni par tous ces animaux sauvages autour de nous. On a parlé
de rien et de tout et le monde en a pris un coup ce jour-là ne
faisait pas le malin entre nos regards hallucinés et les sourires
encastrés dans nos bouches par le désir. Il ne fallait pas tomber
non c’est trop dangereux si on tombe qui sait où s’arrêtera la
course folle au fond du fond du gouffre de nos enfances
emmêlées de ma tristesse et de ta souffrance celle que je lis si souvent
derrière tes dents blanches écartelées par ton rictus même plus
forcé. L’énergie te colle à la peau comme une carapace contre le
vide contre l’ennui l’immobilité qui désagrège ta pensée et
donne toute sa place au creux dans ton ventre. J’avais envie de
voir tes seins nus la couleur de tes constellations et aussi
l’arrondi de tes cuisses coller ma bouche peut-être à cette fleur
rouge te manger te faire crier me régaler de tes intempéries et
vivre autre chose que cette mort sirupeuse et lente. Tu étais là et
je ne savais qu’en faire enchevêtré entre l’absurdité du monde
et l’incongruité de ta présence que je préférais de tellement
loin.
Que va-t-il arriver maintenant
qui ne ce soit déjà produit dans la vie de
quelqu’un d’autre qui aura souffert ou joui des mêmes
dénouements ? Si c’est utile à quelque chose c’est
le plaisir des sens pas celui de l’âme ou d’une
autre part de nous-même juste satisfaire un plaisir charnel après
tout ce n’est pas si mal après tout y a t-il autre chose
sur cette terre que ce coin de bitume qui fait quai où tu me
regardes avec tes cils pointés vers le ciel et tes yeux verts
carbonisant toute ma carcasse fatiguée. Durant cette minute il n’y
a rien d’autre que toi et tes mains tremblantes que j’avise en
regardant autour de tes hanches et aussi le désir de toi et ton
œillade éclairée qui me met à nu et me convoite en toute clarté.
Soudain j’ai vu l’éclair
fulgurant dans ton regard la volonté vive et la résolution
implacable de bousculer le monde par une folie soudaine et terrible
et rafraîchissante. J’ai vu venir toute ta tête et ton joli
visage si près du mien que déjà tu piquais ma joue de ce baiser tendre qui
n’était ni une simple incartade ni un assaut brutal seulement une
belle insolence amoureuse qui m’a remué chaviré attendri jusqu’au
ventre et dont l’ardeur dévorante a fait fondre ce qu’il restait
de trouble au fond de moi.
Alors je ne t’ai plus regardée
je suis parti par là en me disant que le train t’emporterait qu’il valait mieux que je m’efface devant ton impétuosité car
je ne suis que fadeur insignifiance je ne sais pas tenter
d’être fou ni extravaguer aussi loin et aussi fort que toi. Je
n’ai pas l’endurance de ta déraison ni l’imprudence de
croire en ta fantaisie. Bref j’ai eu honte de moi et peur de toi et
c’est comme ça que je t’ai quittée ravalant mon désir amer et
tout ce qui va avec les breloques de mon cœur transpirant et ma
voracité pour tes cuisses et cette faim immense de toi toute entière
et aussi nos sourires troublés nos langueurs éperdues et nos belles
litanies de mots simples pour parler parler parler plutôt que se
toucher alors que c’était simplement ce qu’il fallait faire.
L’abdication est une trahison
me suis-je dit en m’éloignant et j’ai eu mal au ventre parce que
trop souvent je fuis.
Encore ? Lisez la suite, Les Heures
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