dimanche 12 mai 2019

L'aide à l'emploi : les coups de langage de Pierre Barrault, ouvrier à la chaîne signifiante

Ce matin j'ai fini le livre de Pierre Barrault, L'aide à l'emploi

Ou plus exactement, m'étant réveillée trop tôt pour un dimanche, j'ai lu quelques pages situées à la fin du livre, puis je me suis rendormie. J'étais dans une réunion de travail au cours de laquelle je proposais qu'on demande un stage de formation à la détection des lapins rouges brillants. Ma voix se perdait dans les dénégations des personnes présentes. Notamment une femme, dont je m’apercevais avec horreur que son nom n'était rien d'autre que l'anagramme de Muriel Pénicaud. 

En me réveillant j'ai pensé à nos voisins qui ont récemment fait de longs travaux consistant à bétonner entièrement l'espace autour de leur maison. A la fin du chantier, la phase de décoration a consisté dans l'installation de deux grands chiens rouges brillants. Alors que ces travaux n'ont pas vraiment d'impact sur mon quotidien, cela fait plusieurs semaines que je nourris un ressentiment assez féroce à leur égard. Ce matin j'ai compris pourquoi : ils travaillent pour Cron. 

Je crois que Pierre Barrault parle facilement de physique quantique pour expliquer sont travail, notamment à propos de Clonk. Mais j'ai évité de trop l'écouter jusqu'ici parce que je voulais d'abord lire ses livres. Dans L'aide à l'emploi, s'il fait fonctionner la mécanique quantique, c'est au rythme huilé du rêve. On passe d'un lieu à un autre par une porte ou un couloir ; le personnage est susceptible de faire plusieurs choses à la fois ; on est dans un monde un peu différent du notre, l'univers semble s'être déplacé de quelques mètres, et pour autant le rêve éveillé d'Artalbur (dont on se gardera bien de chercher qui il peut désigner - joie toujours renouvelée de l'anagramme) parle au plus près de chacun de nous : ce que Pierre Barrault saisit à travers ce récit où l'on passe du rire au frisson d'horreur, c'est l'expérience subjective du contrôle social. Il me semble que si on est séduit par L'aide à l'emploi aujourd'hui, c'est parce qu'il donne une forme précise au sentiment confus d'être pris dans les rouages d'un monde absurde, et qu'il fait émerger nettement les modalités du rapport de domination-soumission spécifiques des organisations de travail contemporaines, et leur pendant, la quête du "retour à l'emploi" : simulacres, humiliations, frottements entre l'intime et le social, sentiments de honte et de culpabilité, pulsions violentes qui changent d'objet... A travers un récit chargé d'absurde, c'est bien le réel de notre condition sociale qui est pris dans les rais du texte.

Ce n'est pas tout. Je lis aussi L'aide à l'emploi comme une voie d'émancipation possible. Face à un pouvoir qui raconte des histoires et se joue du langage pour le tirer à son avantage, Pierre Barrault multiplie les "coups de langage", au sens de Lyotard : c'est-à-dire qu'il reprend le pouvoir sur le langage en le tordant pour dire ce qu'il a à dire : il déplace les limites de ce qu'il est possible de dire, produit un récit qui dit autre chose que ce qu'on croit qu'il dit. J'écoutais hier le psychanalyste Gérard Pommier dire que les psychanalystes étaient des "ouvriers à la chaîne... signifiante". Je me demande si ce n'est pas aussi le cas de l'écrivain Pierre Barrault : il produit une chaîne signifiante qui éclaire, à la manière d'un stroboscope, des bribes de l'inconscient collectif. 

Artalbur ne veut pas travailler. Il cherche un emploi. Espérons que Pierre Barrault quant à lui ne trouve pas trop d'emploi, et puisse poursuive son précieux travail de la langue. Pour cela achetez, offrez, parlez de son livre !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésitez pas à commenter ce texte... La parole vous est donnée : saisissez-là !