lundi 30 décembre 2019
mardi 24 décembre 2019
Et hop Duras dans le noir
Deux brefs textes de Marguerite Duras, tirés de La Vie matérielle. L'autoroute de la parole et Cabourg.
dimanche 15 décembre 2019
Extrait du travail en cours (*absence d')

* et remarquez d'ailleurs, tellement ça bosse dur, que même la photo n'a pas été changée ! Je laisse, cette mer double...
mardi 2 juillet 2019
J'ai faim et pis j'ai froid
L'océan tombe en gouttes sur nos têtes
Bientôt ne restera plus rien
Bientôt ne restera plus rien
Que
Cordes bleues et barrières bois
Les pins leurs sables de pieds
L'océans leurs vagues
Cordes bleues et barrières bois
Les pins leurs sables de pieds
L'océans leurs vagues
Au bruit de foules inarrêtantes
Et dunes de silence
Va plus rien rester
Même pas mot
Pas même dire
Même pas mot
Pas même dire
J'ai faim et pis j'ai froid
mardi 11 juin 2019
Semainier #9 où il est question de magie
11 juin, retour
de week-end.
Tout a commencé par une
brève et première rencontre avec Françoise Durif à Lyon, où j’étais de
passage, et où nous avons commenté nos satisfactions respectives de
voir redémarrer bientôt l’atelier d’été.
![]() |
Nouveau : une photo de l'auteur cachée dans un atelier d'écriture ! 😄 |
Tout a continué avec un
atelier d’écriture avec les écrivains turbulents, dont il faut
aller lire les merveilleux textes ici.
Épaississement de la magie au cours des trois heures animées par
Joël
Kerouanton autour du livre de Thomas Vinau « Des étoiles et des
chiens, 76 inconsolés », et de figures ou artistes écorchés,
décalés, rebelles, nous ayant marqué, nourri ou consolés. Très
beau mélange des gens où ceux à qui il manque quelque chose ne
sont pas ceux qu’on croit, où ce qui se nomme lacune apparaît
pleine prise dans la poésie. Après la performance collective où
nous lisons chacun nos textes sur la scène, il m’est difficile de
franchir le ravin qui me sépare de la table ronde « poème,
image, son » où le propos, quoique fort pertinent et ciselé,
me paraît soudain tellement ordinaire, inaudible et rasant après ce
que je viens d’entendre, que j’ai l’impression qu’il flotte
dans l’air une odeur de renfermé.
Me voilà donc à faire un
tour, jusqu’à trouver les éditions publie.net qui représentent
toujours un centre de gravité rassurant dans ce genre d’immensité
livresque qu’est le Marché de la Poésie. Le temps de saluer
Guillaume Vissac dont je tente d’imaginer ce qu’il va raconter
dans le carnet de bord de publie.net (il me faudra attendre ce matin
pour accéder à l’envers sur décor) et de croiser Nathanaëlle Quoirez trottinant avec ses béquilles, je retrouve Céline De-Saër rencontrée un peu plus tôt par le plus grand des hasards (ou pas) à
l’atelier d’écriture des écrivains turbulents. S’ensuit une
sorte de maëlstrom sympathique (est-ce qu’un maëlstrom peut être
sympathique ? c’est en tout cas le mot qui vient, parce qu’il y a
là quelque chose d’irrésistible) de rencontres croisées qui
m’amènent à revoir Anne Savelli et Virginie Gautier, à découvrir
l’apparence corporelle de Claire Lecoeur qui m’accompagne depuis
plus d’un an, par téléphone, sur les ateliers d’écriture /
analyses des pratiques professionnelles, celle d’Antonin Crenn dont
j’offre le soir-même le beau roman L’épaisseur du trait à ma
très chère A., celle d’Hédi Cherchour dont j’offre le
surlendemain les Nouvelles de la ferraille et du vent à ma très
chère D. qui m’héberge dans son grand appartement. Après ces
moments singuliers où l’apparence visible vient percuter l’image
interne constituée à partir des bribes de ce que nous
savons des uns et des autres, nous filons à la lecture prévue au
Jardin du Luxemboug ; le trajet retour donnera lieu à une
nouvelle crise d'Artalburite, je pense que le maladie est en passe de se
chroniciser.
J’hésite toujours longuement avant de publier ces
textes qui jouent avec l’absurde et l’autofiction, mais surtout
font intervenir d’autres personnages que moi, souvent mes Grands
Autres, intrigants, impressionnants ou rassurants et consolateurs. Il
y a dans cette histoire d’Artalburite trois mouvements plus ou
moins conscients : jouer avec l’écriture d’un autre ;
autofictionner ; fictionner les autres.
Jouer à imiter l’écriture
de ceux je lis, c’est un penchant constant dans ma
pratique ; j’essaie juste de m’en rendre compte, d’en
avoir un peu la maîtrise, de passer par là pour enrichir ma propre
écriture. Bon, avec le texte de Pierre Barrault, il y avait une
attraction irrésistible, liée à ce que son texte
autorise. Et comme l’auteur lui même autorise ce jeu, je me suis
vite débarrassée des entraves de la culpabilité.
Autofictionner, c’est certes très
égocentré, mais c’est un point de départ comme un autre, et bien pratique, en plus. Je me
demande parfois si c’est impudique, et puis j’en arrive à la
conclusion qu’écrire, en tant que donner forme partageable à
quelque chose qui chemine depuis l’inconscient, c’est toujours
impudique. Alors bon.
Fictionner les autres pose
d’autres questions : jouer avec l’Autre en tant que figure
de sa propre rêverie implique de le faire sien... A priori, c’est
très impoli de s’approprier comme ça les gens sans leur
demander leur avis. Alors qu’est-ce qui fait que je m’y
autorise ?
Se situer au carrefour
d’entre-deux (il faudrait mettre entre-deux au pluriel) entre le texte d’un autre et le sien,
entre le soi et le personnage, entre la réalité de l’autre et sa
recomposition fantasmatique.
Et l’idée d’un hommage.
Il m’arrive d’être poussée à écrire par des textes qui me
marquent, qui me travaillent et me mettent au travail. Ça
a été le cas à plusieurs reprises avec Daniel Bourrion. C'est souvent le cas avec Charles Pennequin, Nat Yot, et d'autres... Ça
a été le cas ce samedi avec le texte d’Hédi Cherchour, que
j’avais lu mais dont la lecture à
voix haute augmente
l’intensité. C’est aussi cela que j’avais envie de rendre, et
il m’a semblé plus juste de le faire dans une représentation
imagée et fantasmatique de ce que peut être l’expérience intime
du contact avec le texte lu, plutôt
que dans une recension de lecture ordinaire. Pour dire comment les textes des autres viennent nourrir mon intériorité.
Serge Doubrovsky dit à propos de l'autofiction : « confier le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté » ... Si vous en êtes d’accord, je vais laisser cuire et ne me poserai pas davantage de questions aujourd’hui.
Serge Doubrovsky dit à propos de l'autofiction : « confier le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté » ... Si vous en êtes d’accord, je vais laisser cuire et ne me poserai pas davantage de questions aujourd’hui.
Libellés :
Artalburite aigüe !,
Semainier ou peut-être journal
dimanche 26 mai 2019
Semainier #8 Où je monte sur scène
Bien. Il s'en est passé des trucs depuis le dernier semainier, mercredi.
D'abord, jeudi matin, nous sommes allés enregistrer une chouette émission chez Radio Campus. Nous, ce sont les jeunes avec lesquels j'ai animé des ateliers d'écriture depuis janvier, et les quelques adultes qui les ont accompagnés jusqu'au bout de cette aventure, notamment Soufyan Heutte qui les a aidés à mettre en voix leurs textes. Ce moment est toujours émouvant, rassurant et réconfortant, parce qu'au fil des mois nous traversons, ensemble, des moments difficiles, des moments drôles, des moments de vide ou d'abattement. Même si j'ai déjà fait ce chemin plusieurs fois, c'est toujours une aventure dans laquelle nous cahotons sur une route pleine d'ornières : on a beau être optimiste, il y des passages un peu rudes où on se demande si on va arriver au bout. Alors les entendre oser la voix, les textes, à la radio, c'est sacrément précieux, le sentiment que ça produit. Pour tout dire, j'avais envie d'applaudir bruyamment à la fin de chaque prise de parole de chaque jeune, mais je ne pouvais pas parce qu'on enregistrait l'émission, je devais me tenir tranquille et silencieuse dans un coin. Bref, un grand shoot de fierté, juste ce qu'il faut pour être prête à recommencer l'an prochain.
Ensuite, jeudi soir, je suis allée à la soirée poésie du Théâtre des 13 vents, qui avait lieu à la ferme des Aresquiers, un endroit sublime, perdu au milieu des étangs, un endroit où tout reprend sens : être ensemble, boire un verre, écouter de la musique, être juste LA, très très là, dans l'air un peu tremblant des étangs, sous le vol des flamants roses, dans la lumière qui descend, au milieu des eaux qui s'irisent. Certes, c'est aussi l'endroit où je me suis fait mon entorse de la cheville l'automne dernier après deux heures d'un concert endiablé de Samarabalouf, mais je n'en tiens rigueur ni à l'endroit, ni à la musique. Ce jeudi, en première partie de soirée, Félix Jousserand nous a lu une partie de son livre Le siège de Mossoul, dans l'air un peu frais de ce soir de mai. On était là avec nos verres de vin rouge et nos assiettes de tapas, tout à fait coites et cois, voire bouche bée, osant à peine respirer à l'écoute de ses alexandrins robustes et sensibles, de ses vers civils et guerriers. Après la pause - le rouge, les tapas - il y avait une scène ouverte. J'avais bien réfléchi dans l'après-midi, et notamment après ce qui s'était passé le matin où certain.e.s jeunes m'avaient impressionnée en osant dépasser leurs craintes de parler au micro, j'avais emmené un texte. J'étais bien entourée, j'avais retrouvé retrouvé Guillonne Balaguer, Blandine Scelles, et d'autres... Bref, l'approche des 41, le lieu, les gens, la nuit tombée... Tout s'est conjugué et j'ai réussi à surmonter une énorme appréhension - tremblements, bouche sèche, vertiges - pour aller lire mon texte (Trouble, un peu mis à jour) sur la scène. Le travail effectué cet hiver pour la vidéo m'a semblé très soutenant : une fois là-bas, je n'avais plus vraiment peur. Je jure que le fait qu'un texte lu donne droit à un verre offert n'a pas pesé dans la balance - d'ailleurs j'avais déjà assez bu et je conduisais. Je suis vachement satisfaite d'avoir fait ça, et j'ai bigrement envie de recommencer. L'atelier avec François Bon cet été aux Rencontres d'Archipels devrait m'aider.
Il y aurait bien d'autres choses à raconter, mais à cette heure-ci, après des aventures mouvementées avec un portillon gris argenté puis noir, et un bureau de vote quasi-fermé, je tombe de sommeil.
Bonne semaine à tous.
mercredi 22 mai 2019
Semainier #7 Artalburite aïgue, faut-il se soigner ?
Ça a commencé dimanche soir. Je voulais vraiment me remettre à lire La condition post-moderne, de Lyotard ; je le relis pour un mystérieux projet d'écriture - mystérieux pour moi-même dans le sens où je ne sais pas encore ce qui va s'écrire, je n'en ai qu'une vague idée, autrement nommée désir flou. Bref, Lyotard. Au moment de me mettre à lire avec application, voilà très exactement ce qui s'est passé : j'ai repris L'aide à l'emploi, qui traînait là, relu les premières pages en pensant à ma mère qui va bientôt le recevoir. De la force de ces quatre débuts m'est venue l'idée d'un atelier d'écriture avec ce texte, de tout ce que ça pourrait ouvrir comme portes, notamment avec les ados, le prochain groupe, l'an prochain. Ou avec d'autres gens. A commencer par moi. Donc, sans me le dire tout à fait, me voilà partie sur une proposition d'écriture Artalburienne.
Sauf que je n'avais pas pris la mesure de la chose...
J'en suis au quatrième jour de développement des symptômes, qui sont les suivants : excitation verbale, logorrhée, regard vitreux, perception légèrement altérée de l'environnement, tremblements, exagération délibérée des hallucinations, captation immédiate des phénomènes imaginaires et autres idées saugrenues passant par là, ricanements nerveux, agitation, joie intense à la mise en mots, tension irrésistible vers le clavier... Sans compter les accès soudains de culpabilité à l'idée d'imiter "l'écrivain", le plaisir coupable de l'attacher sur un fauteuil, dans un camion, en territoire cronien (avec un lien en boyau de chat), et de revêtir l'aspect d'un grand chien rouge brillant. Tout ça pour nous protéger d'un certain Krastaner-Blaireau. La littérature est un sport de combat.
Bref, un conseil amical : avant de proposer un atelier d’écriture à partir du travail de Pierre Barrault, prenez le temps d'envisager les risques que vous faites prendre aux personnes concernées.
Moi, je retourne à mes chiens rouges brillants...
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Artalburite aigüe !,
Semainier ou peut-être journal
Artalburite #1
19/05/19
Je m'installe à mon second bureau, celui pour écrire. Je prends
le livre de Lyotard, La condition post-moderne, une grande
inspiration sérieuse, et un stylo. Je suis en train de relire les
premières pages de L'aide à l'emploi de Pierre Barrault, je me
tords de rire. Je prépare un atelier d'écriture à partir des
premières pages de l'Aide à l'emploi. Jean-François Lyotard me
tape sur l'épaule avec son index dur en disant : "sur quoi
repose la légitimité du discours de Pierre Barrault ?" Je
pense que ma peau est en train de rétrécir. Je ne suis pas sortie
de Pierre Barrault. J'essaie de sortir de mon bain. Je m'aperçois
que je ne sens pas bon. J'ai des pustules violettes sur tout le
corps. Je pars courir. Je me croise en train de rentrer. Je me
retrouve dans un verre d'eau très froide. J'essaie de m'échapper
mais Jean-François Lyotard a mis sa main au dessus du verre. Il me
regarde. Il a le même visage que Pierre Barrault, le nez au milieu
du front et les sourcils juste en dessous de la bouche. Je suis sur
l'Astrolabe en plein naufrage. Je me fais dévorer par le Comte de la
Pérouse, converti au cannibalisme. Mes pustules violettes se sont
transformées en perruches jaunes et vertes. Je n'ai toujours pas
fini Lyotard. Je me demande ce qui va se passer si je lis un deuxième
livre d'Anne-James Chaton. Et un autre de Guillonne Balaguer. Mon
médecin me conseille d'arrêter Pierre Barrault. Il me donne de la
nourriture pour les perruches. Je me demande si je ne devrais pas
arrêter de lire. Me lancer dans le macramé, à la place. Je sors
dans la rue et je croise Pierre Barrault. Il sent mauvais et a des
pustules bleues sur tout le corps. Je cours me réfugier chez moi, je
pratique le macramé. Jean François Lyotard me sert un verre d'eau
très froide. Il y a quelqu'un à l'intérieur. C'est Pierre
Barrault. Je suis soulagée que ce ne soit pas moi. Je vais mieux. La
nourriture pour les perruches commence à faire son effet.
mardi 21 mai 2019
Artalburite #2
20/05/19
Je m’installe à la table du salon pour écrire. La journée a
été harassante. Je suis incapable de lire Jean-François Lyotard
dans cet état. Je n’ai pu pratiquer le macramé depuis ce matin.
Je monte dans la voiture. Je me regarde dans le rétroviseur et je me
rends compte que ma bouche se trouve au milieu de mon front et mon
nez à l’intérieur de mon menton. La journée à été harassante.
Les perruches gigotent et me démangent fortement. Elles ne se
satisfont plus de la nourriture pour perruches, elles réclament des
croquettes pour chien. Elles s’agitent de plus en plus. Je suis
dans le Parc, je marche au bord de la mare. Les grenouilles coassent
bruyamment. Elles sautent de nénuphar en nénuphar en chantant des
refrains de chansons paillardes. Les perruches rient aux éclats,
leur agitation me donne des douleurs lancinantes. J’emprunte la
passerelle qui traverse la mare. Je suis dans la voiture. Pendant que
nous roulons sur l’autoroute A9, alors que nous passons à
proximité d’un magasin de croquettes pour chiens, les perruches se
mettent à pousser des cris féroces, puis sortent de mon corps et
volettent au hasard dans l’habitacle. Elles ne se calment que quand
j’allume la radio, France Culture. Dès que j’éteins, elles
recommencent à voler n’importe comment. L’espace est trop exigu
pour trente-quatre perruches déchaînées. Elles se prennent les
pattes dans mes cheveux, c’est embêtant pour conduire. Cela
demeure dangereux même si certaines portions de l’autoroute A9
sont désormais limitées à quatre vingt dix kilomètres par heure.
J’essaie de les attraper mais cela ne les calme en aucune façon,
je fais de grands gestes qui m’amènent à faire des zigzags sur
l’autoroute. La situation est on ne peut plus dangereuse. Seule
France Culture semble les apaiser. Je fais le test à plusieurs
reprises : j’éteins la radio, elles se livrent à un ballet
désordonné, incompatible avec la conduite autoroutière. Je rallume
France Culture, elles reviennent instantanément nicher dans mon
corps, qui est désormais percé de nombreuses petites cavités.
C’est un documentaire sur la fin du monde, elles ont l’air
d’apprécier énormément. Elles finissent par s’endormir une par
une. Je peux conduire tranquille. Je suis debout au bord de la mare,
les grenouilles font un raffut de tous les diables et les perruches
s’agitent. Il n’y a personne à l’horizon. Je m’enfuis à
toutes jambes. Deux pipistrelles viennent tournoyer autour de ma tête
et se prennent les ailes dans mes cheveux. Je hurle et me débat. Mon
médecin arrive. Il me donne des croquettes pour chien. Je me calme.
Je suis assise sur un nénuphar, je dévore les pages d’un livre de
Pierre Barrault pour faire passer le goût des croquettes pour chien.
Mon médecin m’explique que mes vertèbres ont pris la forme des
becs des perruches. Rassurée, je me pelotonne sur le nénuphar et
m’endors profondément. La journée a été harassante.
lundi 20 mai 2019
Artalburite #3
21/05/19
Nous sommes le matin. Il fait frais. Je passe devant une
boulangerie. J'ai une petite faim. Du bout de mon index recourbé,
j'accroche le e de boulangerie et tire sur le mot peint en blanc sur
la vitrine. Je l'enfourne dans ma bouche comme un morceau de
barbe-à-papa, en moins collant. Je mache et me délecte du mot
boulangerie. Il a un léger goût de brioche chaude, beaucoup moins
sucré qu'on pourrait le penser. Je donne une formation à la
détection des grands chiens rouges brillants. Lorsque je prononce le
mot émancipation, toutes les perruches s'échappent de mon corps et
mettent le bazar dans la salle de formation. Dans l'assemblée des
gens rient, d'autres pleurent. Les perruches entonnent un chant
révolutionnaire, puis se regroupent en l'air, comme la patrouille de
France, et forment brièvement un portrait de Karl Marx, pas très
ressemblant. Puis, calmées, elle reviennent dans mon giron. La
formation reprend. Je me demande comment je vais les nourrir.
J'achète un panini au fromage à la cafétéria de l'Université,
mais elles refusent absolument d'en manger. En sortant, je croise
Pierre
Barrault, qui évolue lentement dans une nuée de perroquets
mauves. Il me dit que les psittacidés sont nihilistes, ce qui
explique leurs troubles alimentaires. Je n'ai pas le temps de lui
demander des explications car au même instant deux grands chiens
rouges brillants sont déposés devant l'entrée de l'Université. Le
camion de livraison est un énorme tapir gris. Il cherche à nous
aspirer comme de vulgaires déchets. Les oiseaux commencent à
s'agiter et nous nous tordons de rire en tentant de résister à
l'aspiration du camion tapir. Je suis à l'intérieur du camion.
Pierre Barrault est assis en face de moi dans un fauteuil. Les parois
du camion sont recouvertes d'oiseaux colorés, et ressemblent ainsi à
une muqueuse intestinale. Je suis roulée en boule sur mon nénuphar
et je ronronne. Le camion produit un bruit de digestion agréable.
Pierre Barrault me dit que nous allons voir Cron, que nous n'avons
plus le choix. Mon cœur se serre et je grignote le a de boulangerie
pour me rassurer. La journée promet d'être longue.
dimanche 19 mai 2019
Artalburite #4
22/05/19
Ce soir je suis calme. Tout s'apaise peu à peu. Je suis dans mon
lit, je suçote le u de boulangerie, son goût de chocolatine chaude.
Les perruches dorment dans leurs grottes. Je suis toujours dans
l'intestin du tapir. Pierre Barrault a quitté son fauteuil. Mon
nénuphar est une palette en bois brut vêtue d'un plaid vert, on
dirait la peau d'un martien. Les parois sont couvertes d'une
végétation sous-marine multicolore qui ondule dans le courant
d'air. Je me demande d'où vient ce courant d'air. Je lève mon
museau et me redresse sur mes pattes avant car je sens une odeur
étrange, que je n'ai jamais sentie auparavant. Quelque chose me dit
que nous arrivons dans un domaine inconnu, sans doute celui de Cron.
Je coasse pour attirer l'attention, au cas où. Le camion s'arrête
brutalement. Les perruches s'ébrouent. Pierre Barrault se retourne.
Son visage est méconnaissable. Je coasse plus fort. Je me lève. En
étirant le b de boulangerie j'obtiens une corde aussi solide que du
boyau de chat. J'attache solidement Pierre Barrault à son fauteuil.
J'attends patiemment. J'aboie un peu pour faire passer le temps, ou
les kilomètres. Pierre Barrault ne dit rien, il me toise. Je conduis
le camion. Je suis le grand chien rouge assis à côté de moi. Je
suis le grand chien rouge qui surveille Pierre Barrault attaché à
l'arrière du camion, dissimulé sous un plaid vert martien.
Krastaner apparaît sur le bord de la route. Il nous fait signe de
garer le camion sur la bande d'arrêt d'urgence. Je saute du camion
et lui fais la fête en jappant joyeusement et en bavant abondamment
sur son costume. Je descends du camion et j'obéis à l'ordre qu'il
me donne d'ouvrir le container dans lequel est caché Pierre
Barrault. Il fait un tour dans l'intestin du tapir en tordant un peu
son museau noir et blanc dans différentes directions. Le blaireau a
l'odorat fin, chacun sait ça. Pourtant, il ne repère pas Pierre
Barrault. Les perroquets mauves sont silencieux, à l'exception du
plus jeune qui gémit sur l'air de l'Internationale au moment où
Krastaner-Blaireau descend du camion. Il se retourne brièvement mais
je jappe plus fort et lui mordille le petit doigt de la main droite,
détournant son attention.
Nous sommes provisoirement tranquilles.
Nous sommes provisoirement tranquilles.
samedi 18 mai 2019
Artalburite #5
26 mai 2019
Je suis dans une sorte de centre de vacances, ou peut-être est-ce un orphelinat pour adultes. Je cherche mes amies. Pierre Barrault s'est libéré de ses boyaux de chat et roule à vive allure sur une route toute droite au milieu d'un désert de poussière. Les perroquets mauves s'agitent dans les cavités de Pierre Barrault, le vent qui s'engouffre par la fenêtre leur donne des envies d'envol. Je suis le grand chien rouge brillant assoupi sur le siège du passager. Je somnole, bercé par le bruit du moteur. A l'orphelinat-lycée, je retrouve Guillonne Balaguer et une autre amie. Nous prenons la mer dans une barque légère qui rase l'eau bleue turquoise du Pacifique. C'est Guillonne qui rame et pilote. Nous sommes loin de Krastaner-Blaireau et pourtant l'inquiétude est toujours palpable. Nous voguons en haute mer sur cette barque très fine, comme un tapis volant, pour ciel la mer. Mes perruches vertes et jaunes pépient doucement dans mes cavités, le vent marin leur donne des envies d'envol. J'ai peur de perdre mon ordinateur dans l'eau salée. Nous arrivons en vue d'une petite île du Pacifique. La barque tangue d'une façon impressionnante. Je me demande comment Guillonne Balaguer peut savoir si bien se repérer, en pleine mer, comment trouve-t-elle son chemin ? L'océan paraît immense. Nous accostons sur la petite île. Ma mère et une de mes sœurs descendent de la barque. Au milieu de l'île, Pierre Barrault est assis sur son fauteuil, entouré de deux grands lapins orange brillants qu'il carresse d'une main nonchalante. Son visage a retrouvé sa forme habituelle, tous les éléments sont au bon endroit. Sauf peut-être les oreilles, qui ont rétréci, se sont multipliées par mille et ornent ses pommettes en battant des ailes comme une tribu de petits papillons. Il m'informe qu'il a pris la place de Cron. Il l'a ligoté sur une palette en bois brut avec les boyaux de trois chats, puis l'a revêtu du plaid en peau d'extra-terrestre. Cron est seul au milieu du désert de poussière. Il fera le régal des cactus fructivores, qui ne manqueront pas de le prendre pour une papaye. Krastaner-Blaireau est le lapin orange de gauche, ce qui permet à Pierre Barrault de le surveiller. Tout va bien. Le lapin orange de gauche porte une laisse en cuir avec un collier hérissé de piquants qui pénètrent un peu dans sa peau. Nous sommes paisibles. Les perruches s'envolent en chantant, à bouche fermée, le Chant des partisans, devant un coucher de soleil somptueux, vert et violet. Guillone dit que c'est bien fait pour Krastaner-Blaireau, le lapin orange, le collier à piquants. Je suis pied nus dans le sable, les cavités se referment une à une. Nous ramassons du bois pour le feu. Nous cuisons de grandes carottes jaunes et très belles.
Je suis dans une sorte de centre de vacances, ou peut-être est-ce un orphelinat pour adultes. Je cherche mes amies. Pierre Barrault s'est libéré de ses boyaux de chat et roule à vive allure sur une route toute droite au milieu d'un désert de poussière. Les perroquets mauves s'agitent dans les cavités de Pierre Barrault, le vent qui s'engouffre par la fenêtre leur donne des envies d'envol. Je suis le grand chien rouge brillant assoupi sur le siège du passager. Je somnole, bercé par le bruit du moteur. A l'orphelinat-lycée, je retrouve Guillonne Balaguer et une autre amie. Nous prenons la mer dans une barque légère qui rase l'eau bleue turquoise du Pacifique. C'est Guillonne qui rame et pilote. Nous sommes loin de Krastaner-Blaireau et pourtant l'inquiétude est toujours palpable. Nous voguons en haute mer sur cette barque très fine, comme un tapis volant, pour ciel la mer. Mes perruches vertes et jaunes pépient doucement dans mes cavités, le vent marin leur donne des envies d'envol. J'ai peur de perdre mon ordinateur dans l'eau salée. Nous arrivons en vue d'une petite île du Pacifique. La barque tangue d'une façon impressionnante. Je me demande comment Guillonne Balaguer peut savoir si bien se repérer, en pleine mer, comment trouve-t-elle son chemin ? L'océan paraît immense. Nous accostons sur la petite île. Ma mère et une de mes sœurs descendent de la barque. Au milieu de l'île, Pierre Barrault est assis sur son fauteuil, entouré de deux grands lapins orange brillants qu'il carresse d'une main nonchalante. Son visage a retrouvé sa forme habituelle, tous les éléments sont au bon endroit. Sauf peut-être les oreilles, qui ont rétréci, se sont multipliées par mille et ornent ses pommettes en battant des ailes comme une tribu de petits papillons. Il m'informe qu'il a pris la place de Cron. Il l'a ligoté sur une palette en bois brut avec les boyaux de trois chats, puis l'a revêtu du plaid en peau d'extra-terrestre. Cron est seul au milieu du désert de poussière. Il fera le régal des cactus fructivores, qui ne manqueront pas de le prendre pour une papaye. Krastaner-Blaireau est le lapin orange de gauche, ce qui permet à Pierre Barrault de le surveiller. Tout va bien. Le lapin orange de gauche porte une laisse en cuir avec un collier hérissé de piquants qui pénètrent un peu dans sa peau. Nous sommes paisibles. Les perruches s'envolent en chantant, à bouche fermée, le Chant des partisans, devant un coucher de soleil somptueux, vert et violet. Guillone dit que c'est bien fait pour Krastaner-Blaireau, le lapin orange, le collier à piquants. Je suis pied nus dans le sable, les cavités se referment une à une. Nous ramassons du bois pour le feu. Nous cuisons de grandes carottes jaunes et très belles.
vendredi 17 mai 2019
Artalburite #6
29 mai 2019
Je suis chez moi. Dans la cuisine précisément. C’est confortable, d’être chez soi. Je travaille un peu dans ma tête en regardant par la fenêtre de la cuisine. Je me dis que c’est bien, d’être là. Tranquille. Soudain on frappe à la porte. Je l’ouvre. Derrière la porte se trouvent un petit homme aux yeux clairs avec des dents un peu écartées, et un vieil homme qui porte des lunettes dont les verres sont retournés sur son front. Ils me sourient à grandes dents. Je comprends très vite qu’il s’agit de Cron et Claurpioure. Les deux hommes entrent dans la cuisine, et me présentent une brochure avec un cœur, un poisson et un signe étrange. Ils me demandent si je sais qui dirige le monde. J’ai envie de répondre les lobbies mais je préfère attendre la suite. Claurpioure dit qu’il en a marre de parler, et me demande un verre d’eau. Je lui remplis un verre d’eau au robinet, et lorsque je le retourne pour le lui donner, Claurpioure tient dans sa main un verre d’eau sur lequel il a posé sa main à plat. Cron est à l’intérieur, il s’agite comme un enfant grenouille. Claurpioure me regarde et me dit je ne vais quand même pas le boire. Je lui dis que ça suffit, les jeux bêtes, et je le chasse avec un torchon pour essuyer la vaisselle. Il s’enfuit en criant merci de m’avoir aidé à l’attraper, nous sommes tranquilles à présent.
Je suis chez moi. Dans la cuisine précisément. C’est confortable, d’être chez soi. Je travaille un peu dans ma tête en regardant par la fenêtre de la cuisine. Je me dis que c’est bien, d’être là. Tranquille. Soudain on frappe à la porte. Je l’ouvre. Derrière la porte se trouvent un petit homme aux yeux clairs avec des dents un peu écartées, et un vieil homme qui porte des lunettes dont les verres sont retournés sur son front. Ils me sourient à grandes dents. Je comprends très vite qu’il s’agit de Cron et Claurpioure. Les deux hommes entrent dans la cuisine, et me présentent une brochure avec un cœur, un poisson et un signe étrange. Ils me demandent si je sais qui dirige le monde. J’ai envie de répondre les lobbies mais je préfère attendre la suite. Claurpioure dit qu’il en a marre de parler, et me demande un verre d’eau. Je lui remplis un verre d’eau au robinet, et lorsque je le retourne pour le lui donner, Claurpioure tient dans sa main un verre d’eau sur lequel il a posé sa main à plat. Cron est à l’intérieur, il s’agite comme un enfant grenouille. Claurpioure me regarde et me dit je ne vais quand même pas le boire. Je lui dis que ça suffit, les jeux bêtes, et je le chasse avec un torchon pour essuyer la vaisselle. Il s’enfuit en criant merci de m’avoir aidé à l’attraper, nous sommes tranquilles à présent.
Je retourne devant la fenêtre, je fais chauffer de l’eau pour
un thé.
jeudi 16 mai 2019
Artalburite#7
30/05/19
C’est mon anniversaire. Jean-François Lyotard m’offre un carnet sur lequel il est écrit Discours de légitimation des croquettes pour chats. Je décide d’y faire le récit de mes aventures avec les perruches. Je m’installe à mon second bureau, celui pour écrire. Je suis dans la cuisine. Pierre Barrault est couché sur un tas de petits serpillières humides. Il ronronne. Mon mari rentre du travail. Je retire mon tablier, Chéri, le repas est prêt. Il me répond Tu as vu, je t’ai offert un chat. Moi : Ce n’est pas un chat, Chéri, c’est Pierre Barrault. Lui : Ah, mince, ils ont du se tromper, à l’animalerie. Nous dégustons le dîner qui est trop cuit, j’en rougis de honte. Les cicatrices des perruches me font mal, elles chauffent. Mon mari sort pour tondre la pelouse. Je nourris Pierre Barrault, qui semble préférer la pâtée aux croquettes. Il miaule de satisfaction pendant que je le grattouille sous le menton. Ses moustaches sont juste sous son front et ses yeux ont pris la place de ses oreilles. Il a une ligne de petites oreilles de chat dressées le long de sa colonne vertébrale, comme ces dinosaures en plastique qu’on trouve à la jardinerie. Je le trouve très amusant, mais pas très pratique à caresser. Je prépare un nouveau rôti, je le recouvre d’une poudre orange malodorante. Je suis à mon bureau pour écrire, Émile Zola tape au carreau mais je refuse de lui ouvrir, il y a déjà trop de monde dans la maison. Je mets une crème à base de carotte sur mes cicatrices de perruches. Il frappe plus fort, je lui fais non non non avec mon index. J’en ai un peu marre, de ces histoires. Pierre Barrault arrive sur le balcon, il retrousse les babines et fait le gros dos. Avec ses oreilles dressées il est effrayant et grogne Emile Zola qui s’enfuit à toutes jambes. Je suis dans la cuisine, je lave le rôti avec une éponge et du produit vaisselle. Puis je l’arrose de vinaigre blanc et le glisse dans la machine à laver, à 250° pendant 45 minutes. Puis il me faut ramasser les crottes que Pierre Barrault a laissées un peu partout. Je le gronde gentiment. Il me répond Oh ça va, elles ressemblent à des crottes de lapins, et marmotte dans sa barbe, C’est pas la mort non plus. Je vais à la jardinerie, je lui achète un grand chien rouge brillant en souvenirs de nos aventures. Ils semble très satisfait et s’endort sur des serpillières. Elles sentent la lavande. Je remonte à mon second bureau, espérant écrire enfin paisiblement.
C’est mon anniversaire. Jean-François Lyotard m’offre un carnet sur lequel il est écrit Discours de légitimation des croquettes pour chats. Je décide d’y faire le récit de mes aventures avec les perruches. Je m’installe à mon second bureau, celui pour écrire. Je suis dans la cuisine. Pierre Barrault est couché sur un tas de petits serpillières humides. Il ronronne. Mon mari rentre du travail. Je retire mon tablier, Chéri, le repas est prêt. Il me répond Tu as vu, je t’ai offert un chat. Moi : Ce n’est pas un chat, Chéri, c’est Pierre Barrault. Lui : Ah, mince, ils ont du se tromper, à l’animalerie. Nous dégustons le dîner qui est trop cuit, j’en rougis de honte. Les cicatrices des perruches me font mal, elles chauffent. Mon mari sort pour tondre la pelouse. Je nourris Pierre Barrault, qui semble préférer la pâtée aux croquettes. Il miaule de satisfaction pendant que je le grattouille sous le menton. Ses moustaches sont juste sous son front et ses yeux ont pris la place de ses oreilles. Il a une ligne de petites oreilles de chat dressées le long de sa colonne vertébrale, comme ces dinosaures en plastique qu’on trouve à la jardinerie. Je le trouve très amusant, mais pas très pratique à caresser. Je prépare un nouveau rôti, je le recouvre d’une poudre orange malodorante. Je suis à mon bureau pour écrire, Émile Zola tape au carreau mais je refuse de lui ouvrir, il y a déjà trop de monde dans la maison. Je mets une crème à base de carotte sur mes cicatrices de perruches. Il frappe plus fort, je lui fais non non non avec mon index. J’en ai un peu marre, de ces histoires. Pierre Barrault arrive sur le balcon, il retrousse les babines et fait le gros dos. Avec ses oreilles dressées il est effrayant et grogne Emile Zola qui s’enfuit à toutes jambes. Je suis dans la cuisine, je lave le rôti avec une éponge et du produit vaisselle. Puis je l’arrose de vinaigre blanc et le glisse dans la machine à laver, à 250° pendant 45 minutes. Puis il me faut ramasser les crottes que Pierre Barrault a laissées un peu partout. Je le gronde gentiment. Il me répond Oh ça va, elles ressemblent à des crottes de lapins, et marmotte dans sa barbe, C’est pas la mort non plus. Je vais à la jardinerie, je lui achète un grand chien rouge brillant en souvenirs de nos aventures. Ils semble très satisfait et s’endort sur des serpillières. Elles sentent la lavande. Je remonte à mon second bureau, espérant écrire enfin paisiblement.
mercredi 15 mai 2019
Artalburite #8
8 juin 2019
Je suis dans le jardin du Luxembourg. Je suis
assise sur une chaise métallique couleur vert d'eau. Je suis dans la
cuisine dans ma maison. Pierre Barrault a déménagé, tout est calme, de
son passage il reste seulement une légère odeur de lavande. Je pense que
les choses vont s'arranger, peu à peu. Je revois mon médecin, ce voyage
à Paris n'est peut-être pas une bonne idée. Je suis à Saint Sulpice et
je m'aperçois que j'ai oublié les croquettes. Dans mon corps les cavités
refermées des perruches ne demandent qu'à s'ouvrir, si elles avaient
des mains elles les tendraient. Quelque chose n'est pas guéri. La
proximité des livres, des auteurs et des éditeurs produit un
ébouillantement intérieur. J'ai envie de retourner à la boxe. Je suis
dans le jardin du Luxembourg et je m'entraîne avec un coach. Il a des
yeux très bas, tellement bas qu'ils pourraient concurrencer ses
oreilles, en taille et peut-être en écoute. Un gros nez tordu est posé
juste au dessus de ses sourcils, les ailes de ce nez volettent
tranquillement sur son front. Alors que je boxe ses poings, alors que je
transpire en sautillant, les éléments de son visage reprennent une
place ordinaire. Je suis dans la cuisine. Le four est rempli de linge
sale, la chaleur tournante produit une drôle d'odeur, un peu safranée.
L'odeur attire une multitude de petites chauve-souris qui viennent taper
au carreau, peu à peu elles sont si nombreuses qu'il n'y a plus aucune
lumière dans la cuisine. Je cherche une lampe torche. Je suis assise sur
la chaise métallique. Les boxeurs poussent des petits grognements mais
la voix d'Hédi Cherchour couvre le son de leurs poings frappés. Autour
de ma chaise métallique, il y a d'autres chaises métalliques qui
soutiennent des personnes aussi lumineuses que variées. Il y a Claire Lecoeur, il y a Anne Savelli et Virginie Gautier, il y a Guillaume Vissac , Hédi Cherchour et puis il y a Antonin Crenn,
et Céline que j'ai rencontrée ce matin. Chaque personne est nimbée
d'une lumière différente, spécifique. J'essaie de contenir l'ébrouement
souterrain des perruches dans les cavités. Je sens qu'il va y avoir une
nouvelle éclosion bientôt, mais je ne voudrais pas interrompre la
lecture d'Hédi Cherchour. Je me concentre. Je boxe toujours. Sautille.
Tape. Je suis dans l’Ami 8 « ça fait un peu peur : c’est la veine qui a
fabriqué les enfants, la veine à l’avant de la voiture en marche et les
enfants sur la banquette arrière. Une veine circule avec force de vivre
et papiers d’identité.»* La veine de la mère est devant mes yeux, à
l'avant de la voiture. Je suis dans la voiture, à l'arrière. Mon frère
et ma sœur jouent à la boxe sur la banquette arrière. Ça fait un bruit
de claquement sec. Je suis sur ma chaise métallique, j'écoute Hédi
Cherchour et mon corps devient langue. Pas une seule et grande langue,
mais une multitude de petites langues qui luisent crachouillent et
postillonnent. Les langues s'agitent au rythme de la voix d'Hédi
Cherchour, le texte cinglant qui ferraille avec le vent fait bruire les
langues dans ce jardin. Comme France culture, la pluie apaise les
perruches, à l'intérieur de mes cavités. Je suis un peu gênée, je me
demande si les autres personnes présentes voient toutes les langues qui
se meuvent dans l'air de cette après-midi tranquille. Je suis allongée
dans la canopée au sommet des arbres du jardin. Le son de la voix d'Hédi
me parvient, comme les claquements répétés des gants de boxe. Je
regarde le ciel traversé par le serpent lové dans la veine de la mère, «
le serpent est le signe des Abid Cheraga »*. Je regarde le ciel qui
ressemble à ma mère. D’en haut on voit tout le jardin. Je boxe encore un
peu les gants du coach jusqu'à ce que les éléments de son visage soient
revenus à leur place. Les chaises métalliques sont vides. A la place
des personnes, leurs clartés assises ici l’instant d’avant, il ne reste
que quelques gouttes d'eau. Je vais acheter un petit paquet de
croquettes au cas où, je rendors les perruches en leur récitant un poème
de René Char, quand on a une fois ouvert les yeux, on ne peut plus
dormir. Une perruche à peine éclose me rétorque avec aplomb que la
citation n’est pas exacte et qu'il s'agit d'un poème de Pierre Reverdy.
En passant à hauteur d'un véhicule j'examine mon reflet dans une vitre
pour m'assurer que les langues ondulantes ne sont plus visibles. Mon
corps a repris sa forme initiale. Les perruches brisent une à une
l'opercule fragile de mes cavités. Je me demande si j'irai écouter les
lectures hommage à Antoine Emaz demain, que va-t-il encore se passer ?
Je rejoins les autres au Marché de la Poésie. Je me fais discrète. Tout
cela est bien gênant et me complique l'existence.
* les citations sont extraites du livre d'Hédi Cherchour, Nouvelles de la ferraille et du vent, aux éditions publie.net.
dimanche 12 mai 2019
Semainier ou peut-être journal #6 Toujours dans la flotte
Aujourd’hui
j’avais décidé,
Ou plutôt devrais-je dire “j’avais décidé pour moi
aujourd’hui”,
Ou encore “le moi d’hier avait décidé pour celui
d’aujourd’hui”...
Bref, il était convenu avec mon agenda et une part jamais unanime
de moi-même, que je devais travailler jusqu’à 15h, ensuite
écrire. Et retravailler vers 17h.
Cela vient d’un constat : mes temps d’écriture durent
souvent 1h30 à 2h, ensuite il y a comme un tarissement de la source.
Il faut attendre, laisser passer du temps, faire autre chose, et
revenir à l’écriture, revenir à l’écrire. Quelque chose doit
se reconstituer avant de pouvoir à nouveau écrire.
L’envie, le
désir, le courage.
J’écris ici maintenant parce que mon ventre est un peu noué
par des questions que me posent le travail, et qui ne sont pas
solubles dans l’écriture. J’écris ici parce que les questions
se chevauchent dans ma tête, sur ma tête, comme mes cheveux les
boucles posées n’importe comment sur mon crâne, que je
tri-cote-pote.
Hier soir, par exemple, j’ai repris un texte un peu long sur lequel
j’ai eu, il y a peu, un retour encourageant, ce qui me pousse à me
remettre à l’ouvrage. J’ai repris ce texte en le regardant
globalement, en cherchant comment agencer mieux les chapitres (tiens
c’est drôle, j’avais écrit agender à la place d’agencer,
lapsus qui désigne la décision prise par un moi autre que celui du
présent*...) - que réécrire, ajouter, retirer ? Pour moi cette étape du travail est pire que tout. En tout cas, sur ce texte là. En tout cas, maintenant. C’est beaucoup plus simple de suivre le
fil fragmentaire qui me fait écrire, texte après texte, sans poser
de questions. Quand vient le moment d’attraper le texte dans son
ensemble, de le secouer, d'en questionner l’agencement, ce qui vient
avant ce qui vient après... Je me trouve au pied d’un haut mur
avec un sentiment de noyade.
Imaginez que vous êtes devant un grand mur lisse, voire un peu
visqueux du fait de ce qui a pu pousser le long du mur, du fait de la
présence continue de l’eau, et que vous êtes supposé.e grimper le long de
ce mur. Il n’y a aucune prise, de là où vous êtes vous ne
voyez aucune d’alternative...
BIM ! Ici ceux qui suivent remarqueront que revient une
précédente métaphore, celle du tourbillon au pied de la chute
d’eau. Drôle de voir arriver une autre métaphore aquatique avec sensation de noyade et de hauteur. Curieux motif pour l'écriture. "Faudra que j’en
cause à l’Homme au Divan", comme dirait Sophie Jaussi.
*Et BIM ! Je reviens sur agender. Est-ce qu’il ne s’agit
pas simplement de cela ? Plutôt que vouloir grimper le mur
lisse ; écrire, et prévoir qu’un autre moi, un jour ou
un autre, va ré-agencer. Agender l’agencement à d’autres
calendes, en somme. Reporter les remaniements. Écrire sans
tergiverser. Tergi – verser (l’eau, du haut de la chute). C’est
moi qui jette l’eau d’en haut, et c’est encore moi qui me noie
au pied du mur, comme l’Artalbur de Pierre Barrault qui se fait
écraser par le bus à l’arrière duquel il se trouve. Le
dédoublement est sans doute le meilleur moyen de tourner le dos et
de fuir, selon l’étymologie de tergiverser.
On est toujours seul avec ses sois quand on écrit. Aujourd’hui
ils sont plus bruyants que d’habitude.
Je suis venue ici pour les faire (parler)
taire.
L'aide à l'emploi : les coups de langage de Pierre Barrault, ouvrier à la chaîne signifiante
Ce matin j'ai fini le livre de Pierre Barrault, L'aide à l'emploi.
Ou plus exactement, m'étant réveillée trop tôt pour un dimanche, j'ai lu quelques pages situées à la fin du livre, puis je me suis rendormie. J'étais dans une réunion de travail au cours de laquelle je proposais qu'on demande un stage de formation à la détection des lapins rouges brillants. Ma voix se perdait dans les dénégations des personnes présentes. Notamment une femme, dont je m’apercevais avec horreur que son nom n'était rien d'autre que l'anagramme de Muriel Pénicaud.
En me réveillant j'ai pensé à nos voisins qui ont récemment fait de longs travaux consistant à bétonner entièrement l'espace autour de leur maison. A la fin du chantier, la phase de décoration a consisté dans l'installation de deux grands chiens rouges brillants. Alors que ces travaux n'ont pas vraiment d'impact sur mon quotidien, cela fait plusieurs semaines que je nourris un ressentiment assez féroce à leur égard. Ce matin j'ai compris pourquoi : ils travaillent pour Cron.
Je crois que Pierre Barrault parle facilement de physique quantique pour expliquer sont travail, notamment à propos de Clonk. Mais j'ai évité de trop l'écouter jusqu'ici parce que je voulais d'abord lire ses livres. Dans L'aide à l'emploi, s'il fait fonctionner la mécanique quantique, c'est au rythme huilé du rêve. On passe d'un lieu à un autre par une porte ou un couloir ; le personnage est susceptible de faire plusieurs choses à la fois ; on est dans un monde un peu différent du notre, l'univers semble s'être déplacé de quelques mètres, et pour autant le rêve éveillé d'Artalbur (dont on se gardera bien de chercher qui il peut désigner - joie toujours renouvelée de l'anagramme) parle au plus près de chacun de nous : ce que Pierre Barrault saisit à travers ce récit où l'on passe du rire au frisson d'horreur, c'est l'expérience subjective du contrôle social. Il me semble que si on est séduit par L'aide à l'emploi aujourd'hui, c'est parce qu'il donne une forme précise au sentiment confus d'être pris dans les rouages d'un monde absurde, et qu'il fait émerger nettement les modalités du rapport de domination-soumission spécifiques des organisations de travail contemporaines, et leur pendant, la quête du "retour à l'emploi" : simulacres, humiliations, frottements entre l'intime et le social, sentiments de honte et de culpabilité, pulsions violentes qui changent d'objet... A travers un récit chargé d'absurde, c'est bien le réel de notre condition sociale qui est pris dans les rais du texte.
Ce n'est pas tout. Je lis aussi L'aide à l'emploi comme une voie d'émancipation possible. Face à un pouvoir qui raconte des histoires et se joue du langage pour le tirer à son avantage, Pierre Barrault multiplie les "coups de langage", au sens de Lyotard : c'est-à-dire qu'il reprend le pouvoir sur le langage en le tordant pour dire ce qu'il a à dire : il déplace les limites de ce qu'il est possible de dire, produit un récit qui dit autre chose que ce qu'on croit qu'il dit. J'écoutais hier le psychanalyste Gérard Pommier dire que les psychanalystes étaient des "ouvriers à la chaîne... signifiante". Je me demande si ce n'est pas aussi le cas de l'écrivain Pierre Barrault : il produit une chaîne signifiante qui éclaire, à la manière d'un stroboscope, des bribes de l'inconscient collectif.
Artalbur ne veut pas travailler. Il cherche un emploi. Espérons que Pierre Barrault quant à lui ne trouve pas trop d'emploi, et puisse poursuive son précieux travail de la langue. Pour cela achetez, offrez, parlez de son livre !
Libellés :
#VendrediLecture,
Chroniques,
Livres à lire
mercredi 8 mai 2019
Semainier ou peut-être journal #5 Du cinéma à la maison et de deux ou trois autres choses
Le mercredi 8 mai fût totalement pluvieux. Une belle occasion de se lever tard. En me levant je pensais écrire, je pensais à tout ce que je voulais écrire, ou plutôt à tout ce que j'avais à écrire. Et puis j'ai passé la journée à travailler, à travailler pour le travail rémunéré, j'entends : un cours à préparer sur la notion de transfert dans la relation éducative, et les derniers ajustements pour le quatrième jour de la formation sur l'écriture, vendredi.
Parfois écrire c'est ne pas écrire. Je lâche prise un peu, je suis moins raide, moins dans la tension du vouloir faire. Dans quelques semaines je serai quasiment débarrassée de mes derniers chantiers de travail avant l'été, je pourrai prendre du temps. Alors je suis plus calme.
Et quand je dis que j'ai travaillé toute la journée, ce n'est pas tout à fait vrai : il y a eu plusieurs sessions de bagarres-câlins avec F., qui en est friand en ce moment, et je dis rarement non ; j'ai aussi pris le temps d'organiser un peu mon séjour près de Poitiers en juillet, pour l'atelier "de la voix des mots et du son" qui sera animé par François Bon pendant le festival Rencontres d'Archipels. On a réservé un gîte à plusieurs avec les copin.e.s des ateliers du Tiers Livre et ça, c'est drôlement chouette.
Je voulais aller au cinéma la semaine dernière, j'ai même demandé des idées de films sur fb, et finalement on n'y est pas allé. Enfin, si. On est allé voir le Dumbo de Tim Burton, en famille, mais je l'ai moyennement apprécié, je ne m'attendais pas à une copie aussi précise du dessin animé. Pour le reste, je me suis dit que le ciné c'était bien à la maison aussi. Une flemme inouïe me retient de sortir quand ce n'est pas absolument nécessaire : pour les courses, pour le travail ou pour courir dans la campagne. L'envie de sorties citadines me reviendra bien assez tôt, avec la chaleur, avec l'été. Ce soir on a regardé un film de Lubitsch, Rendez-vous - The shop around the corner - de 1940. Noirs et blancs sublimes, précision des dialogues et beaucoup d'humour. Curieusement, les personnages parlent de leurs problèmes de fric, de ce que coûte ceci et cela, de leur crainte du chômage. J'ai fait une petite sieste pendant le film mais je me suis régalée.
Sinon, je poursuis les lectures parallèles. Thérèse Raquin est déjà un vieux souvenir. Je me réjouis de lire l'Aide à l'emploi après Clonk, c'est vraiment jubilatoire ce que Pierre Barrault s'autorise avec le langage. Mes insomnies sont toujours peuplées par les personnages puissants d'Hédi Cherchour dans ses Nouvelles de la ferraille et du vent. J'ai aussi commencé L'Affaire la Pérouse, d'Anne-James Chaton, qui me donne envie de le lire à voix haute tout entier. J'ai de plus en plus envie de faire des vidéos de lecture à haute voix. Lire les textes d'autres c'est peut-être moins engageant. J'ai aussi craqué pour Elle regarde passer les gens, du même AJ Chaton, parce que j'ai été complètement happée par le peu que j'en ai lu, et c'est encore la faute de François Bon. Comme je pensais offrir les deux livres de Chaton (après les avoir lus), j'ai aussi acheté, pour moi, Elles en chambre de Juliette Mézenc. Mais finalement je ne sais pas si je vais avoir envie d'offrir les deux autres. En tout cas, je me suis rendue compte seulement en rentrant que Elles en chambre et Elle regarde passer les gens se dialoguaient drôlement : Juliette Mézenc y parle des lieux d'écriture de femmes écrivains (dont Monique Wittig, encore une lecture à venir, les Guérillères sort en poche en septembre, j'attendrai), tandis qu'Anne-James Chaton saisit le quotidien de treize femmes célèbres qu'il rend anonymes. Ce sera parallèle encore. La construction du bouquin de Juliette Mezenc m'intrigue, il y aussi des textes d'auteures contemporaines qui parlent de leurs lieux d'écriture et à la fin des liens hypertexte, j'ai vraiment hâte.
dimanche 5 mai 2019
Thérèse Raquin ou Zola précurseur de la psychanalyse ?
Ça faisait fort longtemps que je n'avais lu un Zola. La lecture ordonnée des Rougon-Macquart me poursuit depuis l'adolescence, et je me suis arrêtée il y a quelques années, après La bête humaine. Et voilà, il a suffit que J. soit forcé de lire Thérèse Raquin pendant ces vacances, pour que je replonge, au prétexte d'un sursaut de solidarité maternelle.
Bon, soyons clairs : il est un peu ennuyeux, ce roman. Entre nous, c'est sans doute un assez bon moyen de dégoûter la jeunesse de la littérature : il faut se farcir un texte long - relativement à l'intrigue - et particulièrement glauque. En deux mots : Thérèse Raquin, orpheline, est élevée par sa tante avec son cousin Camille, un avorton souffreteux qu'elle épouse sans amour dès vingt ans. Très tôt dans le roman, elle vit une passion adultère avec un ami de son mari, Laurent. Passion qui les conduit à tuer Camille ; on est au premier tiers du roman, le mari est noyé, je me demande avec une certaine inquiétude (et des pensées pour mon fils) comment les deux amants vont nous occuper les deux tiers restant. Même si le plan se déroule selon leurs souhaits - ils finissent par se marier, au milieu du roman, avec l'assentiment de l'entourage - les tendances sombres et fatalistes de Zola se mettent en travers de leur chemin, leur apportant tourments, culpabilité, hallucinations morbides... Que du bonheur ! Lorsque enfin ils se retrouvent ensemble, au lieu de s'aimer sauvagement comme au début du livre, ils sont hantés par le fantôme du mari défunt, qui vient chaque nuit se coucher dans leur lit, ou plutôt dans leurs hallucinations, avec sa sale tronche de noyé et ses mauvaises odeurs. La deuxième moitié du livre raconte par le menu leurs tentatives désespérées de survivre à cette situation cauchemardesque, sous les yeux de la vieille tante devenue paralysée et muette, qui se trouve obligée de subir leurs confidences en long en large et en travers sans pouvoir rien répondre. Non contente de découvrir un par un les détails de la mort de son fils, elle de dépend des deux meurtriers pour sa survie quotidienne. Les deux jeunes gens se haïssent profondément, essaient à s'entretuer et finissent pas se suicider ensemble, sous les yeux de la vieille qui jubile sombrement. Bref, c'est tout à fait charmant, digne d'un fait divers dans un EHPAD, version XIXème siècle.
A 20 ans, je rêvais de faire une thèse sur Zola en littérature et sociologie. Cette lecture de Thérèse Raquin, et sans doute mes préoccupations d'aujourd'hui, m'ont ramenée au Zola psychologue. Bien sûr ce n'est pas une nouveauté, sa curiosité pour les travaux de Charcot sur l'hystérie, l'ambition "physiologiste" des Rougon-Macquart, son intérêt pour la maladie mentale etc... Mais avec Thérèse Raquin, on se situe en amont du projet de rapprocher science et littérature dans une étude sur l'hérédité. Il l'écrit vers 1866, soit près de vingt ans avant de fréquenter le salon de Charcot et - peut-être, je n'ai pas vérifié - d'y croiser Freud. Or, ce qui m'a étonnée, c'est de trouver à deux reprises dans ce texte des passages qui font une place singulière à la parole et au langage.
D'abord, la nuit de noces, qu'ils occupent à parler plutôt qu'à jouir de la liberté de s'aimer :
"Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis qu'ils prononçaient des mots vides, ils devinaient mutuellement les pensées qu'ils cachaient sous la banalité des paroles. [...] Ils tenaient toujours du regard une conversation suivie et muette, sous leur conversation à haute voix qui se traînait au hasard. Les mots qu'ils jetaient ça et là ne signifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, se démentaient ; tout leur être s'employait à l'échange silencieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent parlait des roses ou du feu, d'une chose ou d'une autre, Thérèse entendait parfaitement qu'il lui rappelait la lutte dans la barque, la chute sourde de Camille ; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à une question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle disait se souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du crime. Ils causaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlant d'autre chose. N'ayant d'ailleurs pas conscience des paroles qu'ils prononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase ; ils auraient pu brusquement continuer leurs confidences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette sorte de divination, cet entêtement de leur mémoire à leur présenter sans cesse l'image de Camille, les affolaient peu à peu ; ils voyaient bien qu'ils se devinaient, et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient monter d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils cessèrent leur causerie." (p. 99*)
Qu'est-ce que c'est que ça ? Au lieu d'un dialogue, une description du dialogue. Ce pourrait être le "jeu [...] entre la conversation et la sous-conversation" dont Sarraute parle près d'un siècle plus tard dans l’Ère du soupçon. Les paroles échangées disent à la fois ce qu'elles disent et bien autre chose. Le langage ne dit pas ce qu'il prétend dire, les mots ne signifient rien en dehors de ce qu'un autre entend. Dès lors, il vaut mieux se taire pour éviter de révéler ce qui nous agite, qui pourrait se dire sans le vouloir... On dirait bien que Zola effleure du bout de la plume la notion d'Inconscient, avec son air de ne pas y toucher.
Un autre passage que j'ai trouvé frappant : lorsque sa tante est devenue totalement paralysée et muette, Thérèse se traîne fréquemment à ses pieds pour lui parler de la mort de Camille et de ses propres remords.
"Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du désespoir à l'espérance, se condamnant, puis se pardonnant ; elle prenait une voix de petite fille malade tantôt brève, tantôt plaintive ; elle s'aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait qu'elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve. Quand elle s'était bien étourdie de ses propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée, et elle descendait à la boutique, calmée, na craignant plus d'éclater en sanglots nerveux devant ses clientes." (p. 145)
Bien sûr, c'est une confession, la religion n'est pas loin. Mais le choix d'un personnage muet, qui n'absoudra jamais le crime qui est énoncé, et le soulagement, voire la jouissance, que Thérèse paraît trouver dans la parole, évoque curieusement le dispositif de la cure psychanalytique : elle évoque un trauma, avec une voix de petite fille, jusqu'à oublier celle qui l'écoute et poursuivre "dans le rêve". Étrange, non ?
En farfouillant sur le net, j'ai trouvé une ou deux mentions selon lesquelles Freud se serait beaucoup intéressé à Zola. Je ne suis pas allée plus loin, mais ça semble un terrain de recherche fructueux, et sans doute déjà exploré. En tout cas, ce que je retiens de Thérèse Raquin, au delà du caractère franchement moralisateur de l'intrigue (on ne peut vivre heureux quand on a commis un crime) c'est l'idée que l’expérience que le sujet fait de son histoire est toujours décalée de la réalité objective, et que la réalisation du désir peut rencontrer bien des entraves intérieures. A force de fricoter ensemble, Eros et Thanatos ont davantage d'avenir commun que les personnages principaux de ce roman.
*J'ai travaillé sur l'ebook du projet Gutenberg
Qu'est-ce que c'est que ça ? Au lieu d'un dialogue, une description du dialogue. Ce pourrait être le "jeu [...] entre la conversation et la sous-conversation" dont Sarraute parle près d'un siècle plus tard dans l’Ère du soupçon. Les paroles échangées disent à la fois ce qu'elles disent et bien autre chose. Le langage ne dit pas ce qu'il prétend dire, les mots ne signifient rien en dehors de ce qu'un autre entend. Dès lors, il vaut mieux se taire pour éviter de révéler ce qui nous agite, qui pourrait se dire sans le vouloir... On dirait bien que Zola effleure du bout de la plume la notion d'Inconscient, avec son air de ne pas y toucher.
Un autre passage que j'ai trouvé frappant : lorsque sa tante est devenue totalement paralysée et muette, Thérèse se traîne fréquemment à ses pieds pour lui parler de la mort de Camille et de ses propres remords.
"Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du désespoir à l'espérance, se condamnant, puis se pardonnant ; elle prenait une voix de petite fille malade tantôt brève, tantôt plaintive ; elle s'aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait qu'elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve. Quand elle s'était bien étourdie de ses propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée, et elle descendait à la boutique, calmée, na craignant plus d'éclater en sanglots nerveux devant ses clientes." (p. 145)
Bien sûr, c'est une confession, la religion n'est pas loin. Mais le choix d'un personnage muet, qui n'absoudra jamais le crime qui est énoncé, et le soulagement, voire la jouissance, que Thérèse paraît trouver dans la parole, évoque curieusement le dispositif de la cure psychanalytique : elle évoque un trauma, avec une voix de petite fille, jusqu'à oublier celle qui l'écoute et poursuivre "dans le rêve". Étrange, non ?
En farfouillant sur le net, j'ai trouvé une ou deux mentions selon lesquelles Freud se serait beaucoup intéressé à Zola. Je ne suis pas allée plus loin, mais ça semble un terrain de recherche fructueux, et sans doute déjà exploré. En tout cas, ce que je retiens de Thérèse Raquin, au delà du caractère franchement moralisateur de l'intrigue (on ne peut vivre heureux quand on a commis un crime) c'est l'idée que l’expérience que le sujet fait de son histoire est toujours décalée de la réalité objective, et que la réalisation du désir peut rencontrer bien des entraves intérieures. A force de fricoter ensemble, Eros et Thanatos ont davantage d'avenir commun que les personnages principaux de ce roman.
*J'ai travaillé sur l'ebook du projet Gutenberg
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jeudi 2 mai 2019
Poésie du tremblement (et des canads sans tête)
Levée bien avant l'aube pour aller aux salins de Frontignan avec Jules Air et Benjamin Lpc. On craignait les nuages, ils nous ont ravis. Les flamants roses nous ont fait faux bond, on manque d'entraînement. Le reste de la matinée consacré à des conneries. Puis quatre ados à table, un peu piano et l'après-midi sur l'enregistrement et le montage, jusqu'à maintenant.
Ce levant m'a semblé à point pour accompagner l'un des textes en cours. Oui, c'est simplement ça, l'image pour accompagner le texte. Bien peu d'ambition, à part celle de me forcer à dire, même si je ne suis toujours pas courageuse pour Audacity - François va encore râler et il aura un peu raison.
C'est juste l'idée d'aller au bout d'un truc. Et puis essayer, améliorer, tranches par tranches.
Une chose importante quand même : pousser le texte. A force de l'entendre dans ma bouche, le texte retravaille. Peut-être que la vidéo n'est qu'un petit endroit du processus. J'avais pas pensé comme ça encore.
Ah oui, et j'oubliais : c'est le début d'une série, enfin, disons qu'il y aura de quoi faire au moins une autre vidéo avec ce texte. Il continue, on verra bien jusqu'où...
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mardi 30 avril 2019
Semainier ou peut-être journal #4 En direct de Super U et de l'orthodontiste
Et puis j'ai eu envie de faire comme Xavier Selva, la liste de mes escales. Qu'ai je lu, vu, pensé, ces dix derniers jours ?
J'ai lu le roman de Fabcaro, Le discours, qui m'a beaucoup fait rire au début, attristée aussi, mais au fil du texte je me suis un peu lassée, j'ai trouvé que ça devenait un peu mécanique et répétitif, cette façon de déplier chacune des obsessions jusqu'à la lie, à la fin je ne marche plus. Je préfère de loin ses BD bien plus absurdes et incisives. En parallèle je lisais Thérèse Raquin, plutôt pendant les insomnies, au départ par soutien pour J. qui doit le lire pour le lycée, et puis finalement je travaille à relever deux ou trois choses qui m'ont semblé frappantes, si j'arrive au bout de la réflexion sans renoncer je publierai un billet avant la fin de semaine. Je suis toujours engagée dans la lecture de Clonk, de Pierre Barrault, chaque soir je m'endors dans ce lieu étrange. J'écrirai un texte à son sujet mais ça va me prendre du temps, et avant je voudrais terminer l'écoute des Chemins de la philosophie sur Lacan.
J'écris ce billet à Super U, d'abord à la boucherie en attendant une épaule d'agneau que je ferai en curry à la fin de la semaine, puis à la caisse. De bon matin le magasin est plein de personnes âgées, leur extrême lenteur me laisse le temps de rêvasser ou bien d'écrire. Je suis en vacances mais le temps me presse, je me sens toujours débordée, urgente à réaliser les projets qui surgissent.
Cette nuit de forte insomnie, j'ai pu commencer la lecture des Nouvelles de la ferraille et du vent, d'Hedi Cherchour. La préface de Charles Pennequin m'a fait violence au creux de la nuit, il commence en parlant de tous ceux qui lui envoient de mauvais textes, et qui sont de mauvais poètes contemporains parce qu'ils ont trop peu lu et pris trop de hauteur par rapport au monde. Même si je comprends bien ce qu'il veut dire, et parce que je comprends bien ce qu'il veut dire, et justement parce que chacun de ses textes me sidèrent et m'emportent, je me sens personnellement attaquée dès lors que quelqu'un que j'estime parle de mauvais auteurs. C'est une maladie pénible, j'espère guérir bientôt.
Les textes - le texte devrait-on dire je crois - d'Hedi Cherchour est effectivement très puissant. Peut-être que j'en dirai davantage un jour. Je suis heureuse de l'avoir commandé pour ma mère. Avec ce livre et le Tardigrade de Pierre Barrault, elle sera déjà bien équipée pour l'année qui vient. Une autre chose plaisante : j'ai repris à courir presque chaque jour, l'entorse n'est plus ou se fait entendre discrètement, par petites touches. Je suis allée deux fois dans la garrigue caillouteuse et entorsogène, tout s'est bien passé. Mon corps retrouve un peu de sa forme habituelle et il recommence à me donner des sensations agréables. Sans doute que mes quelques sorties à vélo n'y sont pas étrangères. Et puis la chaleur arrive enfin, 20° ce matin à 9h ! Voilà qui va m'aider à supporter le manque de sommeil.
Maintenant j'écris de la salle d'attente de l'orthodontiste qui est en train de poser un appareil à F. Quand nous sommes arrivés, la secrétaire s'est écriée : "c'est aujourd'hui le grand jour !" avec un sourire énorme. C'était étrange j'avais l'impression de venir pour un mariage, je me suis même demandée si Stewen Corvez était dans le coin avec son appareil.
En début d'après midi j'ai fait une courte sieste après une vidéo de François Bon, j'avais repéré qu'il parlait d'une jeune femme écrivain et thanatologue, Maude Jarry. D'une part je suis bigrement intéressée par son travail, ce que j'ai entendu me plaît. D'autre part ce que dit François de ses ateliers et de ce qui se passe dans la décennie qui suit m'a un peu apaisée. En ce moment c'est simple comme binaire : qu'on parle de mauvais auteurs et je suis blessée, arrêtée net dans ma course, qu'on parle d'une auteure qui chemine et aboutit peut-être dix ans plus tard suffit à me relancer...
J'ai aussi dégusté avec un infini plaisir la vidéo de l'émission "Qu'est-ce qu'elle dit Zazie ?", et les vidéos de Guillaume Cingal, la première du cycle sur Robert Pinget que je découvre, et celle-ci sur Zola, qui m'a bien plu et fait rire. Et puis j'ai passé une journée entière sur JF Lyotard, La condition post-moderne. Ce bouquin m'accompagne depuis longtemps, et je le relis maintenant avec une idée précise en tête, liée à cet article de Julien Simon et à une discussion initiée sur facebook par François. Bref, j'ai besoin de Lyotard et de Barthes pour me recaler sur récit, fiction, narration, langage avant de poursuivre un projet de réflexion-écriture sur les fake news. Mais aujourd'hui avec le manque de sommeil c'est difficile, alors je blogue...
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dimanche 28 avril 2019
Extrait du travail en cours
Visiblement je ne suis capable ni de linéarité, ni de rigueur dans le classement. Aujourd'hui décembre 2018. Et le texte n'est pas vraiment un morceau de journal, il prend place dans un projet plus long, en cours de finition.
12/12/18
12/12/18
Lundi
j’ai roulé vers l’autre département. C’était le matin tôt.
Le jour se levait sur l’autoroute et la campagne pleine de nappes
de brumes ignorait crânement les voitures. Le soleil naissant
éclairait les vignes aux feuilles jaunies par l’automne. Les
orangés se battaient dans les champs, les arbres. Moi je conduisais
en écoutant la radio. La semaine était consacrée à la transition
écologique, un concept à la mode pour dire qu’on n’allait pas
pouvoir continuer comme ça, à regarder ailleurs. L’émission
disait des choses sombres dès le matin. J’étais en éveil.
Ensuite la route nationale était coupée en plusieurs endroits, ça
aurait pu être contrariant mais tout a glissé sur moi. J’étais
simplement en retard. Les ronds-points étaient partout encombrés de
tas de pneus, de restes de feux de bois, de cabanes de fortune
installées pendant le week-end. Quelques personnes en gilets jaunes
étaient encore là comme si elles avaient été oubliées par les
autres à la fin du week-end, mais je n’ai pas été vraiment
ralentie. J’ai pensé que ces cabanes faites de planches et de
bâches c’était des images de pauvreté.
Dans la journée les gens ont parlé des enfants qu’ils
accompagnaient, du mal que chacun avait à faire son travail
d’éducateur, de tous les mystères insondables qui restaient
nichés au creux de cette affaire, d’accompagner un autre plus
petit, dans un bout de son histoire. Chacun a écrit sur ce qu’il
se passait pour lui, ce qui se passait au dedans, à l’instant. Et
j’ai eu l’impression que l’écriture refaisait un peu le monde,
non pas comme on le répare – quoique – plutôt comme on refait
le monde autour d’une table avec des verres et jusqu’au bout de
la nuit. Sauf que là c’était la journée. C’était des moments
délicats et un peu déchirants. On a eu l’impression, des fois, de
trouver un sens à l’histoire. Et puis non.
Le midi j’ai fait la sieste dans la voiture rouge, à côté
d’un voisin que j’ai là-bas. Dans une coïncidence étonnante
nous sommes plusieurs fois garés côte-à-côte, et c’est la seule
personne à qui je n’ai pas besoin de cacher que je rentre dans ma
voiture par la porte arrière pour y dormir, parce que j’ai vu
qu’il fait la même chose dans son Express blanche. D’habitude je
suis discrète, je me gare souvent un peu à l’écart et je
recoiffe mes cheveux avant de sortir de mon endroit de sieste. On ne
s’est jamais parlé mais j’étais contente d’avoir un voisin de
sieste automobile. Il a un sac de couchage et un matelas étalé dans
tout l’arrière de son véhicule, un grand lit en somme, alors que
moi je rentre juste sur le siège arrière avec un coussin et une
petite couverture polaire rouge décorée d’images d’un vieux
dessin animé que les enfants regardaient dans les années deux
mille, des voitures qui parlent, avec des yeux.
Le soir j’ai repris la route en essayant d’éviter les
endroits où l’on savait la route coupée, les ronds-points
bouchés. La radio passait un documentaire sur une région du
Bangladesh inondée plusieurs mois chaque année, et de plus en plus
longtemps avec la montée des eaux. Les villages du département se
suivaient avec leur air négligé, ils me faisaient penser au Middle
West. Le documentaire était envoûtant, le soleil de couchait en
crachant des flammes orange vif sur les nuages, et j’étais
concentrée sur la route, sur ma peur intense à chaque fois que je
croisais une autre voiture à vive allure sur la nationale, sur le
miracle d’être toujours en vie, courbe après courbe. La nuit
tombait fort. A la sortie d’un gros village, il y a eu un
ralentissement. Un type traduisait ce que disait la dame qui vivait
là depuis douze ans et voyait sa maison chaque année un peu plus
recouverte par les eaux du delta. A gauche une vieille station
essence aurait pu servir de décor de film. La file de voitures était
assez longue, les petites lumières rouges les uns derrière les
autres dessinant la ligne arrondie de la route. A droite les
platanes. Je me suis étirée comme j’ai pu entre mon siège et les
pédales d’embrayage, frein, sans appuyer sur l’accélérateur.
Relever la tête respirer relâcher les bras les épaules, le plexus
vers le ciel. Soudain quelques mètres devant moi une femme est
arrivée avec son gilet jaune, elle tenait à la main une boîte
métallique décorée de fleurs peintes. J’ai descendu ma vitre et
elle m’a proposé des Dragibus en me remerciant pour ma patience,
j’ai remercié pour les bonbons, je les aime bien ceux-là.
Je ne pensais rien. On était tous là dans le noir, certains
cachés dans les habitacles, comme à la sieste, d’autres au
dehors, dans la vieille station essence ou là-bas, entretenant le
feu au bord du rond-point, et personne ne disait rien, vraiment. Sur
le moment ce n’est pas ce que j’ai pensé, sur le moment
j’écoutais le type – l’interprète à son tour parlait – qui
expliquait que la journaliste était venue là pour parler au monde
de leur souffrance, des problèmes liés aux inondations, pour faire
savoir que dans cette région on ne savait pas comment on allait
vivre l’an prochain, que la terre changeait d’endroit, certaines
îles englouties et d’autres naissant au milieu du fleuve sans
qu’on sache pourquoi. Et puis je regardais le feu de joie là-bas
sur le rond-point, en me disant que ces gens étaient les inondés
d’ici, qu’entre les boîtes de bonbons et les sourires amicaux je
ne pouvais décemment pas leur parler du Bangladesh. Je ne pensais
vraiment pas grand-chose, j’étais juste extraordinairement lasse
dans ma voiture, rincée de tout ce qui faisait non-sens dans cette
vie de voitures, de routes et de ronds-points. La campagne effacée
par la nuit, il ne restait que les routes et les tas de pneus au
bord, dans la lumière des phares.
Je pensais seulement à l’incommensurabilité du monde, et je
n’arrivais rien à me représenter. Je regardais le feu brûler et
pensais bien comprendre les gens au bord du rond-point, venus
dire la colère d’être à chaque fois oubliés, venus retrouver
d’autres qui voulaient dire ça aussi, se réchauffer autour
d’un feu. Quand je me suis arrêtée derrière la barrière –
astucieusement crochetée par deux morceaux de bois sur une large
poubelle grise à roulettes pour être mieux manœuvrable – ils
m’ont donné de fraises Tagada. J’étais là au milieu d’eux,
on se souriait, la vitre était baissée, on échangeait trois mots
pour rire mais je ne pouvais pas parler. J’étais aussi au
Bangladesh, sur le bateau qui maintenant s’enlisait dans les bancs
de sables d’une sorte de lagune aux profondeurs imprévisibles, la
journaliste décrivait cela comme un accident très lent, très doux.
La sensation de l’écart était la plus forte et j’en perdais mon
latin, mon russe et toutes mes autres langues. Les gilets jaunes
étaient ensemble, devisaient joyeusement en régulant la
circulation. Moi j’étais seule, au chaud, au sec, et je ne savais
plus penser à part qu’on n’était pas tirés d’affaire.
J’étais vidée et j’en voulais à ceux qui n’avaient pas bougé
le petit doigt pour sauver les trains, pas voulu renforcer le rail,
éviter les camions.
vendredi 26 avril 2019
Semainier ou peut-être journal #3
Voilà c'est les vacances. Comme les bons élèves je me suis débarrassée de tout travail. Il reste toute la place pour écrire. De pleines journées.
J'écris pendant que le président parle. Je me dis que ce semainier est bien irrégulier. Ça y est, ça m'inquiète. Je m'aperçois alors que semainier finit comme baleinier. Ça me rassure, même si je ne sais pas très bien à quoi cela fait référence. Je reste perplexe, je lis trop Pierre Barrault en ce moment.
J'ai passé la journée sur un texte que je relis, corrige, réécrit par morceaux. J'avance. Je suis d'une certaine façon déterminée à aller au bout.
Je travaille avec le désir de professionnaliser mon travail d'écriture, mon travail avec l'écriture.
Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Prendre sur mon temps de travail pour écrire ?
Écrire était pendant longtemps un désir sourd. Il sonne de plus en plus clair.
Impossible de ne pas l'entendre.
D'un côté, ça tombe bien.
J'ai été mise au pied du mur. Obligée par mon employeur de choisir entre activité salariée et activité libérale d'ici l'automne. Activité libérale qui veut dire liberté d'organiser les journées, les mois, liberté de doser l'équilibre entre besoins financiers et autres besoins. Dans la balance, le désir d'avoir du temps pour écrire pèse lourd, fait pencher fort. Décision prise n'empêche pas les insomnies, les vertiges, la peur du vide.
Oser exister comme quelqu'un qui écrit ?
Ben oui il va falloir assumer. Comment font les autres ? Ils ne semblent pas nombreux à se cacher comme moi derrière un pseudonyme. Il y a encore du chemin à faire. J'en parlerai un autre jour, car c'est un sujet fatiguant.
Sur le chemin qui va vers l'animation d'ateliers d'écriture, les portes rapidement refermées à coup de "vous n'êtes pas un auteur publié ?" me bousculent. Ah bon, il ne suffirait pas d'écrire depuis plus de vingt ans, de savoir animer des groupes, d'avoir bossé quinze ans dans les collèges et lycées, suivi une formation sur les ateliers d'écriture, et d'animer des ateliers d'écriture ?
Non, il ne suffit pas.
Très bien. L'escargot rentre dans sa coquille, un air vexé. Retourne à tes textes, travaille, prends ton temps, essaie de publier, retourne taper aux mêmes portes.
D'un côté, ça tombe bien.
En attendant, continuer avec les formations sur l'écriture. Saisir les interstices dans lesquels les professionnels peuvent écrire. Faire écrire sur le travail, sur la souffrance, sur le plaisir, sur les questionnements, la sous-conversation dans le travail. Raconter la pratique professionnelle, c'est devenir le sujet qui raconte, moins celui qui subit. Aider quelqu'un à se positionner, à se sentir légitime, à s'emparer du langage pour dire, prendre position. Ça me semble un travail juste. Brefs moments de joie et fierté devant ce qui se produit. Les regards en diagonale lorsque je lis un extrait de Tu ne t'aimes pas, de Sarraute, à haute voix, pour faire sortir les voix intérieures. Ensuite les textes, qui réjouissent autant les auditeurs que les lecteurs, surpris de la justesse de ce qu'ils ont écrit.
Assumer cette place, tenir ce rôle, oui.
Mais devenir auteure, autrice, supporter ce pesant bagage, la grosse valise pleine de mes empêchements. Une image pour dire ? Prenez une chute d'eau. Regardez ce qui se passe en bas, là où l'eau choit en masse puissante. Vous voyez cette espèce de tourbillon vertical très dangereux dont vous croyez sans cesse sortir mais non, vous replongez tout au fond ? Et bien c'est à cet endroit précis que je me trouve. A chaque fois que je me crois sortie des doutes et questionnements qui m'entravent, qui m'empêchent de dire "oui oui, c'est moi, j'écris, oui, je cherche, un peu..." et "oui oui, je vais y consacrer plus de temps, aller au bout d'un texte, l'envoyer à un éditeur, essayer de faire quelque chose avec ça.... et bien là, même là maintenant au moment d'écrire cela, je suis emportée vers le fond, le courant plus fort que toutes mes espérances, la masse d'eau qui dit "quoi !? mais quelle prétention, quel orgueil ! Non mais... pour qui elle se prend !!??"
Alors pour écrire, oui, j'arrive à m'éloigner du lieu de la chute d'eau. Il suffit de suivre la rivière, un peu plus bas il y a de grandes baignoires calcaires, l'eau y est claire et calme, on peut s'allonger à la surface. C'est un coin paisible et solitaire, parfait pour écrire. J'en connais le chemin.
Mais dès que je me rapproche de la chute d'eau, ça recommence. Je suis écrasée sous le poids de la littérature toute entière et celui de mes enfermements, et reprennent de plus belles les récriminations, les critiques, les reproches, je vous épargne tout ça, vous connaissez, sans doute.
Alors ce qu'il reste à faire ? Ça semble assez simple, en réalité : il ne s'agit pas de prétendre sortir de l'eau et bondir au dessus de la chute d'eau - quoique, j'ai parlé de Spiderman la dernière fois. Non, juste s'éloigner du tourbillon, sortir de l'eau et chercher un chemin facile qui monte entre les arbres et les rochers. De là haut, on verra peut-être comme la rivière est tranquille avant qu'elle ne saute.
Et continuer à faire tomber de leur socles les statues qui empêchent d'écrire.
Et continuer à regarder l'identité se recomposer, indéfiniment.
Écrire était pendant longtemps un désir sourd. Il sonne de plus en plus clair.
Impossible de ne pas l'entendre.
D'un côté, ça tombe bien.
D'un autre côté, même publier ce billet me remet la tête sous l'eau. C'est pas gagné.
dimanche 14 avril 2019
Mais qui sont ces visages ?
De la représentation mentale des amis virtuels et de ses implications
Depuis
plusieurs années j’ai un compte Fb composé presque
exclusivement de liens avec des personnes que je ne connais pas « en
vrai ». Nous n’avons, les uns pour les autres, ni chair ni
voix ni regard. Nos identités aux yeux des autres sont faites de
mots et d’images agencés dans un certain sens, sens recomposé au
gré de l’imaginaire de chacun. L’autre est perçu au travers
d’un nom, un signifiant auquel on rattache des significations
diverses. Ces noms parfois je les lis de travers, je me raconte une
histoire à leur sujet, je me trompe : celui-ci doit être un
pseudo – personne ne peut avoir un nom pareil ; celui-là me
semble avoir une consonance italienne – quelle histoire, quelle vie
derrière… La grande aventure de l’Atelier d’Été 2018, initié
et porté par François Bon, a suscité une quantité impressionnante
d’échanges en tous sens sur le groupe Facebook. De là, à force
de questionnements partagés et de témoignages sur nos chemins
d’écriture, sur notre vécu devant chaque proposition, sont nées
de nouvelles amitiés virtuelles. Continuellement d’autres
s’ajoutent, plus ou moins spontanément, en fonction du nombre
d’amis en commun ou de l’intérêt réciproque porté à nos
commentaires sur les posts des autres, etc.... Derniers en date avec
qui j’échange presque quotidiennement – un mot un pouce un cœur
– une pensée, un jeu de mot, une blague : Xavier Selva et
Pierre Barrault. Tous ces « nids d’Eve, nids d’Adam »
me sont chers. Ils n’ont ni présence ni voix, aucune espèce de
matérialité, et pourtant…
Leurs joues sont des livres, des expos, des tableaux. Leurs
regards des journaux, des billets, des textes. Leur peau un poème. Ils
ont des visages de phrases et d’images. Leurs jambes sont absentes,
ils n’en ont nul besoin, se déplacent en pensée, vivent dans un
fil qui descend, dans un ruban qu’on déroule, dans des
notifications qui s’allument. Notre histoire commune est une suite
de réactions – un mot un pouce un cœur – de figures jaunes
étonnées à la bouche ouverte, aux mimiques pensives ou
mélancoliques. Pour que ces interactions laissent trace dans la
mémoire, il faut qu’elles aient été rudement fortes et
précieuses, et suffisamment régulières pour que peu à peu nous
nous fassions une image cohérente de ces personnes virtuelles. Nous
avons peut-être même des souvenirs communs, alors que nous avons si
peu vécu. Je crois que si cela arrive, c’est possible seulement
parce que ce qui nous rassemble, c’est ce qui compte à nos yeux.
Un regard sur le quotidien, un intérêt commun, une manière de
penser, ou de dire.
Quand on a comme moi changé plusieurs fois de région, les vieux amis sont loin, les amitiés récentes sont souvent le fruit des hasards, de la proximité
géographique, de quelques rencontres affinitaires au travail…
Elles ont beau être riches et plaisantes et précieuses, elles n’ont
pas la force tranquille des longues amitiés, ni l’épaisseur de
certaines amitiés virtuelles, qui dans mon cas s’adressent
directement au moi littéraire et créatif, cette partie de moi-même
quasiment ignorée, délibérément ou pas, par (moi par moments et)
la majeure partie de mon entourage IRL. C’est peut-être ce qui
fait l’importance que je leur porte... Est-ce différent pour vous ?
Revenons à nos relations virtuelles. Parfois nous échangeons un
message un mail, qui ne parle souvent que de ce qui nous importe
véritablement, de ce qui nous rapproche. Le reste, l’apparence
physique de la personne, son état de santé, son odeur, la
couleur de ses cheveux, sa manière de parler, son insertion sociale,
ses appartenances ou ses croyances, est relativement absent de la
conversation. Ça a beaucoup moins d’importance que dans les
rencontres in situ, et ce désintérêt pour la partie visible fait
tomber des barrières, des murs, qui s’écroulent dans un
beau nuage de poussière blanche, ou s’effacent discrètement faute
d’avoir été construits. Jamais on ne se dirait autant de choses
si on se croisait dans le métro, jamais on n’oserait partager un
dixième de ce qui se partage là. Il me semble, et je parle encore en mon
nom – ou peut-être devrais-je dire en mon pseudo ? – qu’il
s’agit là d’un espace de liberté pleine et entière.
Que cet espace de liberté se constitue et se renouvelle
inlassablement sous la houlette d’un géant du stockage de données,
c’est non seulement inquiétant, mais aussi un peu délirant et
franchement paradoxal. Parce qu’il y a une part de ce qui se trame
là qui n’entrera jamais dans aucun des serveurs des géants du
net.
Je veux parler de la part imaginaire et fantasmatique que ces
figures virtuelles, que nous rencontrons au gré des algorithmes,
activent en nous. J’ai récemment fait un rêve très bref dans
lequel intervient François Bon, que je n’ai jamais vu en vrai mais
qui fait partie de ceux avec qui j’interagis régulièrement. En
racontant le rêve sur fb, je me suis fait la réflexion que ce
n’était pas la première fois que mes rêves mobilisaient des
figures, ou des noms, de gens avec qui j’entretiens une relation
uniquement virtuelle. C’est Sophie Jaussi qui m’a encouragée à
écrire ce texte, quand elle a lu mon rêve et mon questionnement.
J’ai été touchée parce qu’elle – et aussi son amie
Christine Dornier, que j’ai rencontrée grâce à elle et qui est
bisontine comme moi – racontent de temps en temps des rêves un peu
fous (qui fait des rêves sages ?) et j’aime beaucoup les
lire. Il se trouve aussi que j’ai rêvé il y a peu que Sophie
Jaussi était enceinte. Je lui ai dit, elle m’a répondu être
« flattée de faire partie de mon casting nocturne ». Il
semble que nos inconscients aient quelques conversations, dont bien
sûr nous ne savons pas grand-chose. Encore avant, j’ai rêvé que
Daniel Bourrion avait changé de boulot, et j'ai espéré que ça le divertisse. Je crois que je rêve
davantage de mes amis virtuels que de mes amis concrets. J’en suis
donc venue à me demander si ce mode de connaissance ne laissait pas plus d’ouverture à l’activité inconsciente, que les amis réels. Il faudrait creuser ça, les copains psychanalystes. En tout cas, si ces personnes ont un
corps, il est surtout constitué par ce que nous nous racontons à
leur sujet... La relation se construit à partir de ce que nous nous
figurons de manière imaginaire, sans doute bien plus que dans une
relation en chair et en os, où l’existence propre de la personne
réelle nous envahit davantage. Les amis concrets nous déçoivent,
on lit dans leurs yeux autres choses que ce qu’on pensait y
trouver, ils s’adressent à nous directement et disent le mot de
travers qui fait tout basculer. Même sur un réseau bavard, les amis
virtuels parlent peu, choisissent leurs mots ; leur présence
légère et diffuse nous laisse la latitude de composer leurs parties
manquantes, de rêver leur invisible, de les inventer un peu, et de
s’inventer avec eux. Ainsi leur passage dans mes rêves semble être
la continuité de cette activité fantasmatique qui dans l’éveil
travaille à produire ce qui est absent. Et leur place dans ma vie
onirique est probablement à la hauteur de la place qu’ils occupent
dans mon existence actuelle.
Et pour vous ?
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